Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
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Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
The story of a cold motherfucker, Frank Ruggiero
Chapitre I: Les prémices
"Les hommes ne sont que de chair et de sang. Ils savent quelle forme prendra leur fin, mais pas quand elle se produira."
A l’époque, nous étions encore dans les années 40, plus précisément en 1946 que naquit un véritable monstre en devenir. Le premier avril, était la date officielle de la naissance ; la mère du nouveau-né rendît l’âme juste après avoir donné la vie à son enfant, l’accouchement s’était déroulé en pleine rue, au bord d’un trottoir et à la limite du caniveau. L’enfant ne criait pas, ne hurlait pas, ne frétillait pas comme n’importe quel rejeton sorti du ventre de sa môman aurait fait à sa place. Il était là, calme, paisible, devant cette solitude bien trop précoce, sa « mama » gisant auprès de lui, le teint aussi pâle que la vierge en personne. Peut-être que ce sont ces conditions dramatiques qui ont fait de lui l’homme qu’il est aujourd’hui, ou peut-être qu’après tout, il était destiné à finir ainsi. Aucun argument de nature logique, ou même purement mathématique ne pourrait répondre à ce genre de questions, qui frôlent la notion même de métaphysique.
Mesdames et messieurs, nous sommes à Chicago, le 1er avril –Tout ceci, je vous l’accorde, n’a rien d’une mauvaise blague- et c’est ainsi qu’est née l’une des figures emblématiques de la pègre californienne de nos jours.
Ruggiero, sache que tu es poussière, et qu’au stade de poussière tu retourneras.
Le père de Frank, Nicholas « Nicky the Hook » Ruggiero n’a jamais été plus qu’un vulgaire petit malfrat de basse envergure, mac-à-dames à ses heures perdues, et si l’on croit le peu d’amis qu’il avait, ce n’était pas vraiment le genre de gars qui en avait dans la caboche, mais plutôt le style de type qui noyait dans un grand verre de rhum les conséquences malheureuses de ses actes. Et les conneries que ce pochtron accumulait, il y en avait un paquet, c'est le moins qu'on puisse dire. On racontait même que ce parfait enculé ramenait ses prostitués à son appartement, et échangeait avec certaines d’entre elles des rapports divers et variés, d’abord incompréhensibles pour le jeunôt, encore âgé de quelques petites années. Bref, ne perdons pas plus de temps sur l'unique adulte régissant le foyer mono-parental des Ruggiero, tout simplement car il n'en vaut vraiment pas la peine.
Le petit Franky, à demi-orphelin bien avant d’avoir fait ses premières canines, s'épanouit durant son enfance sur les Odgen Avenues basées sur Chicago's Near Weest Side Là, il avait mûri avec ses pairs; beaucoup de jeunes italiens parsemaient ces rues de la ville, et il grandit automatiquement dans les traditions caractéristiques à ce peuple. Je vous épargnerai malheureusement ses premiers lancers de pierres avec les gamins du quartier, son premier vol de sac à main, ses premières bagarres, ses premiers habits déchirés, et... Enfin, tout ceci n’est que de piètre importance, si vous voulez mon avis, car un grand nombre de futurs truands italo-américains suivait le même chemin, ou presque. En effet, Frank passa ses premiers galons à l’école, en atteignant même son diplôme à la Steinmetz High School. Le désormais adolescent n’avait jamais eu besoin d’un père pour lui rabâcher de travailler à l’école, il se disait simplement qu’il posséderait ainsi un apprentissage scolaire en complément de celui que lui enseignait la rue, et que cela ne pouvait lui être que bénéfique. Car oui, la logique ou plutôt une des nombreuses logiques de Ruggiero fût la suivante : « First use your brains, then crack yours knuckles. Just do it that way, otherwise, someday you’ll be found lying dead in some dark-alley, whacked by some motherless fuck. And nobody would remember your name.”
J’aurais menti si je n’avais pas précisé qu’il était plus ou moins intelligent, malin même, car muni d’un sens de l’adaptation hors du commun, aussi bien face à un contexte social qu’environnemental. Il connaissait le respect, et la sobriété, mais néanmoins savait quand il devait ouvrir sa bouche histoire de sortir une connerie et faire rire ses compères. Pareillement, il était capable, déjà jeune, de sortir une blague à quelqu'un dans un premier temps, et la minute d'après, lorsqu'un rictus grimaçant se dessinait sur son visage, d'user de violence aggravée envers ce même interlocuteur. C'est cet équilibre comportemental, aussi bien ce caractère à la fois binaire et versatile, cette adaptation à n’importe quelle situation et ce légendaire pragmatisme qui a fait de Ruggiero, tout au long de sa vie, un homme énigmatique, impénétrable, obscur, hermétique. Ce tempérament, il ne l'a pas eu depuis toujours, mais se l'est forgé au long des années. Mais peut-être qu'il jouait un rôle, peut-être même que toute cette personnalité avait été mise en place par ses soins afin de créer une sorte de crainte de l'inconnu et du mystérieux de la part de ses ennemis. Serait-il donc pragmatique à ce point? Personnellement, je pense simplement que l'un ne va pas sans l'autre: le pragmatisme et cette personnalité complexe, dans le cas de Ruggiero.
C’est grâce à cet équilibre qu’il a mis autant de tant à basculer dans le vide, tel un funambule marchant sur le long fil d’une vie marginale et dangereuse, le regard hagard, logé droit devant lui, ses sens constamment mis en alerte. Un caractère sibyllin, cela on ne peut le nier. Certains prétendent que la complexité équivaut à une richesse. Je leur répondrais que malgré la personnalité extrêmement ambiguë de Ruggiero et le fait qu'il se soit enrichi dans notre société; son âme n'en restera que bien pauvre et souillée.
Il avait clairement changé le Ruggiero, du haut de ses dix-neuf ans avec une chevelure encore d'un noir de jais, plaquée en arrière, le front haut, des yeux vitreux et difficilement pénétrables ainsi que sa démarche assurée. Et lorsqu'il marchait, le long de sa rue natale, on ne voyait plus en lui le pauvre petit enfant laissé sur le bas-côté, sa mère agonisant auprès de lui. Non, on reconnaissait plutôt le jeune malfrat ambitieux, la tête toute pleine de magouilles à mettre en place et un corps plutôt bien foutu. Il connaissait à présent pas mal de monde, des amis comme des ennemis, mais tous ne pouvaient s’empêcher de penser que Ruggie the Kid avait fière allure, et que peut-être un bel avenir lui tendait la main. Une main sale et crasseuse, mais ça, on s'en fichait. Frank souriait largement à cet avenir, mais ce n’était pas un de ces sourires naifs et puérils qu’aurait pût avoir n’importe quel petit voyou de sa trempe, non, il savait réellement ce qui l’attendait au bout du chemin.
Mais si son apogée n’arriva que bien plus tard, il avait déjà le style, et de grands projets en tête.
Cette grande ville des Etats-Unis basée dans l’état de l’Illinois, Chicago, connaît une forte crise économique et urbaine durant toute la seconde partie du XXe siècle. Malgré tout, et en apparence, elle restait une ville prospère et attirante et gardait un rayonnement international en étant la troisième plus grande ville des USA. Cependant, c’était sans compter le très fort taux de criminalité qui régnait dans les allées sombres de la city, sans compter les bas-fonds mafieux en place depuis le début du siècle.
En effet, une famille italo-américaine de Cosa-Nostra était au centre de toutes les activités criminelles du milieu, ou presque. The Chicago Outfit, ou the Chicago Mob, ou alors simplement l’Outfit est le nom de la famille principale du crime organisé présent dans l’Illinois. Cette branche de Cosa Nostra en Amérique, avait quelques spécificités qui la différenciaient des autres groupes criminels liés à CN, comme par exemple une certaine mixité des nationalités. (En effet, on pouvait trouver des irlandais, allemands ou juifs : donc pas seulement des italiens. Un exemple principal étant Jake "Greasy Thumb" Guzik, qui était "le colporteur" supérieur et "le comptable" pendant des décennies jusqu'à sa mort. Il était juif et polonais. Mais en général, seuls les italo-américains accédaient aux sommets de l’organisation.)
Vous l’aurez compris, c’est précisément cette organisation secrète aux règles ancestrales et archaiques que notre protagoniste sera amené à rejoindre. Comme pour beaucoup de métiers –si du moins, prétendre rejoindre l’Outfit était considéré comme un métier valable- il fallait inévitablement commencé au bas de l’échelle.
C’est bien sûr ce que fit Ruggiero. Ses connaissances de jeunesse lui permirent de rencontrer des personnes plus ou moins importantes, et grâce à ces nouvelles relations rencontrer d’autres personnes. Et ainsi de suite. C’est de cette manière qu’il fit rapidement la connaissance de John Manzella, dît Bookie. En effet, ce dernier faisait du bookmaking son principal gagne-pain. Même s’il était encore au début de sa carrière de bookmaker, il était déjà remarqué par les soldiers de l’Outfit qui géraient le quartier : D’abord, Ernest « Rocky » Infelise qui gérait le quartier Cicero, et l’ancien mentor de celui-ci, qui deviendra rapidement un modèle de réussite pour Ruggiero : James V’ Torello, qu’on surnommé The Turk, mais également The Butcher, car c’était un tueur à gage de profession, un des principaux enforcers de l’Outfit. Notre anti-héros était sur le point de poursuivre un chemin similaire à celui de son « idole ». Peu importe les moyens, tant qu'on arrive à la fin voulue, incitait à croire Machiavel. Seulement, qu'y avait il au bout du chemin pour justifier les actes qu'allait commettre Ruggiero? Où menait cette route...
Revenons-en aux faits: Frank Ruggiero se fît remarquer par ces grosses têtes du coin, mais encore faut-il savoir qu'il y a toujours deux façons de se faire remarquer : La première quand on faisait des conneries et que ça parvenait à l’oreille des made-guys, et la deuxième quand on faisait du bon boulot, propre, sans tâche, sans débordements, sans vagues… Franky qu’on surnommait à présent Little Caesar faisait partie de cette deuxième catégorie. Pour se faire ses premiers ronds, il était majoritairement impliqué dans le prêt d’argent à taux usuriers (loansharking) et l’organisation de jeux d’argent en toute illégalité. (illegal gambling). Plus marginalement, il lui arrivait de régler ses comptes à coups de taxe, argent extorqué chaque semaine à des individus qui l’avait emmerdé d’une façon ou d’une autre, là où beaucoup auraient réglé leurs comptes de manière définitive avec un calibre, lui préférait faire toucher le fond financièrement à sa victime, puis ensuite il rendait une ultime visite à son martyr, qu’il achevait cruellement d’une balle en pleine tête. (Il avait plusieurs variantes, soit il se pointait avec un .22 ou un .38, soit il amenait carrément un fusil à canon scié pour exécuter la sale besogne.)
Rocky Infelise
James "The Turk" Torello
Chapitre II: 959, ou le bout du corridor
"Plus loin on repousse son passé, plus prêt on est de forger sa propre personnalité"
Frank avait la tête reposée contre la vitre, assis profondément sur la banquette arrière, son regard logé dans le paysage lointain et inaccessible qui défilait inévitablement sous ses yeux fatigués. En effet, il s’était levé tôt ce matin là, très tôt même, car il y avait quelque chose d’important à accomplir. La vieille Lincoln 1958 de couleur noire roulait à faible allure depuis un certain temps, preuve même qu’on touchait au but, et qu’il fallait dans les minutes qui allaient suivre s’extirper du véhicule et marcher tout droit dans la gueule du loup. Frank commença à cligner des yeux nerveusement, histoire de se réveiller ; il pianotait également le bout de ses doigts contre la poignée de la portière, signe éclatant d’anticipation.
Enfin, l’automobile ralentit considérablement la cadence, et vînt se positionner à l’angle d’une petite ruelle de Downtown Chicago Street. Environ deux heures du matin, et il faisait nuit noire, une nuit parfaitement sombre et ténébreuse, accentuée par le fait qu’il n’y avait aucun lampadaire ni réelle source de lumière dans l’allée.
Manzella, qui conduisait la voiture depuis le début, jeta un regard en arrière à l’attention de Ruggiero, tout en lui assignant un maigre sourire de motivation. Frank n’eût pas la force de lui rendre son sourire, et se contenta simplement d’acquiescer d’un imperceptible signe de tête.
« -T’as tout ton temps, Frank. Normalement, cet enculé de Norman devrait être en train d’enfourcher une de ses catins. Avec un peu de chance, tu pourras même te branler un bon coup avant de descendre ce crétin, hahahah. »
Frank ne pût s’empêcher d’esquisser un léger sourire amusé, se demandant tout à coup jusqu’où le mèneraient toutes ses conneries. Il balaya rapidement cette pensée, et se décida finalement à sortir du véhicule, après avoir assigné une petite tape contre l’épaule de Bookie. Ce dernier gardait les mains posées sur le volant, alors qu’il observait la silhouette sombre de Frank s’enfoncer dans les ténèbres, tel une ombre assassine.
Arrivé à hauteur d’une vieille porte à moitié défoncée que Frankie entre-ouvra facilement, il s’engouffra à l’intérieur du bâtiment miteux. Cet appartement était réputé pour loger nombre de squateurs, camés et autres marginaux de la même espèce. Sur son chemin, il ne croisa bizarrement personne, et c'était une plutôt bonne chose car il se serait bien passé de foutre une raclée à un con de junkie qui lui serait venu demander sa dose, par exemple. Il poursuivit son chemin en empruntant l'escalier principal, il dût faire attention aux quelques marches grinçantes, car oui, ces dernières étant faîtes de bois. Pas qu'il pensait que quelqu'un prévoirait son entrée en entendu des sons venant des marches, mais mieux valait être prudent.
Le carrelage en damier craquelé du premier étage se vît rapidement foulé par les chaussures sportives de Ruggiero ; il avait enfilé pour la besogne un traditionnel survêtement sportif Sergio Tacchini, ce qui lui fournissait une bonne amplitude dans ses gestes, et lui permettait de s’extirper aisément d’une mauvaise situation si ça tournait au vinaigre.
Il venait également de se parer d’une casquette de baseball et avait enfilé une paire de gants en laine.
La porte 065 se trouvait tout au fond du couloir. En fait, c’était la porte 095, mais le neuf avait été retourné, sûrement l’œuvre d’une bande de petits merdeux, ou alors d’une sempiternelle preuve de l’atmosphère sordide qui se dégageait des locaux. Mais cela n’avait pas grande importance, ce qui comptait réellement était de réaliser le travail convenablement, sans tâches, puis partir comme si de rien n’était. A présent, Frank détenait un Beretta 951 muni d’un silencieux ; il serrait inexorablement le manche du revolver à l’approche de la-dîte chambre 095. Ce long et étroit corridor lui paraissait interminable, et à chacun de ses pas venait le hanter une pensée fébrile qui lui disait de tourner talon. Il secoua la tête à plusieurs reprises, avec pour but apparent de chasser cette idée noire de son esprit, et se focaliser sur son objectif principal. L’encadrement de la porte se faisait de plus en plus distinct, à mesure qu’il approchait, Ruggiero ressentit à son grand soulagement une impression d’excitation quant à l’acte qu’il allait commettre ; un enthousiasme douteux et pervers parcourait son corps tout entier, et l’incita instinctivement à poser la main contre la poignée de l’entrée. Ce putain de cloporte n’avait pas fermé sa porte à clé, quel con. L’indésirable invité se glissa alors furtivement au cœur de la chambrée, et discerna dans un premier temps des bruits érotiques provenant de la chambre principale.
Il se dirigea donc d’un pas fugace vers celle-ci, puis colla son oreille contre la porte à demi-ouverte. Apparemment, les deux lurons avaient fini de s’amuser. Frank Ruggiero pénétra alors dans la chambre, le flingue brandi en avant et la casquette rabaissée sur son front. Il visait directement les deux individus, qui étaient actuellement dans les bras l’un de l’autre. Norman profita de la situation en prenant la pute pour otage, espérant de tout cœur que son adversaire en avait un, de cœur.
Si Frank voulait descendre Norman, il fallait qu’il bute la pute en même temps. Choix difficile, mais..
Qu’il en soit ainsi.
Le désormais tueur exerça au moins cinq pressions sur la gâchette, ce qui eût pour but d’extraire cinq balles qui viendront se loger, trois en plein dans la tête de la catin, et les deux restantes dans le cou de Norman.
Frank, croyant avoir accompli sa sombre besogne, fit volte-face et s’éloigna vers la porte de sortie. Il allait franchir le seuil du vestibule, lorsqu’un gémissement bref retînt toute son attention, et lui glaça les veines.
Norman était encore vivant, cet enculé était plus résistant qu’il n’y paraissait.
Alors Ruggiero revint sur ses pas, mais à présent on pouvait voir un large rictus grimaçant qui déformait son visage. Cette fois, pas une, pas deux, pas trois ni cinq, mais une quinzaine de balles tirés en pleine poitrine suffirent à assouvir la pulsion meurtrière de notre protagoniste.
Cette nuit-là, un quelconque observateur de dernière minute aurait pût voir, dans cette douce obscurité ombragée, une silhouette imprécise, les bras ballants avec au bout du poignet semble-t-il un revolver, monter à l'arrière d'une vieille Lincoln dont le moteur fumait encore. Ce spectateur indécent préféra fermer les yeux sur ce qui aurait pût fortement s'être dérouler, et dont il avait été presque témoin. Il se contenta de faire demi-tour, et rentrer chez lui, comme si de rien n'était.
L'underworld criminel est une véritable gangrène pour notre société, qui s'infiltre partout où les bénéfices informels sont possibles, et menant leurs affaires comme bon leur semble. La pitié et la miséricorde n'arrivent que bien derrière richesse et pouvoir.
Chapitre III: Une médaille bien méritée
"Crois, si tu veux, que des montagnes ont changés de place; mais ne crois pas que des hommes puissent changer de caractère."
Tout s’amplifiait soudainement, autour de lui. Les bruits, le paysage, la lumière éclatant de blancheur au bout de cette route, et malgré lui sa propre peur elle-même grandissait crescendo. Il avançait lentement mais sûrement, contre son gré finalement – cela il le savait au plus profond de lui-même- et bizarrement sans aucune volonté, lui qui pourtant avait toujours eu l’ambition d’aller vers l’avant. Toutefois, ce chemin qu’il empruntait paraissait le mener vers une lumière, métaphoriquement vers une source de satisfaction quelconque, peut-être, ou du moins c’est ce qu’il désirait. Il continuait d’aligner un pied devant l’autre, moelleusement, sa vision diminuant à mesure que l’halo lumineux s’intensifiait.
A présent, il touchait presque au but, du moins si tel était son objectif d’atteindre la source mystérieuse qui semblait l’attirait inexorablement vers elle. Mais il y avait quelque chose de louche, qui titilla son esprit méfiant, ce qui le fit tout à coup se sentir naïf, du moins l’espace de quelques secondes. Cette même foutue pensée l’assaillait, cette pensée même qui était survenue la première fois lors du meurtre de Norman et sa trainée. Mais cette fois-ci, il eût du mal à s’en débarrasser.
Et si toute cette attraction lumineuse n’était qu’un leurre ? La réponse à cette dernière question, il ne l’aura que bien des années plus tard, et ce n’est pas dans ses propres songes qu’il en décryptera la signification.
C’est ainsi qu’il se réveilla, en sueur, sursautant à plusieurs reprises, pas encore conscient de s’être extirpé de ses rêveries. Il clignota des paupières une bonne dizaine de fois, pris d’un haut-le-cœur ; il avait du mal à respirer, chaque inspiration lui coûtait un effort sur lui-même. Il pose la paume de sa main contre son cœur, instinctivement, comme si ce geste pouvait remédier à ce trouble momentané. L’instant fût bref, passager, volatile… Il commençait enfin à se remettre de sa nuit éprouvante. Nous sommes actuellement en 1972, le 21 décembre plus précisément, Ruggiero avait alors 26 ans, et des poussières.
Frank mît quelques longues minutes avant de se remettre de sa nuit cauchemardesque, restant là, assis au bord de son lit, le buste arc-bouté et les mains sur les cuisses. Il avait le teint plutôt cireux, quelques cernes apparaissant au coin des yeux, signe futur de nombreuses rides qui apparaîtraient tôt ou tard sur son visage. Nul homme ne peut espérer braver le temps qui s’écoule inlassablement.
Même s’il était encore jeune, Ruggiero sentit ce jour-là qu’il fallait accélérer la cadence, et passer à une autre étape.
Peut-être était-ce par pur hasard, mais il avait rendez-vous ce jour-là avec son skipper, Rocky Infelise.
Une fois dehors, Frank ne pût que se rendre compte que la fine couche neigeuse apparaissant la veille en fin de soirée avait finalement happé l’intégralité de la ville, des trottoirs sales jusqu’aux premières fenêtres des grands buildings. Ruggiero pesta intérieurement, face à ce froid qui l’envahit soudainement. Il réajusta le col de sa veste, replia les épaules sur lui-même comme rempart face à cette brise glaciale, puis il se mit en route.
Il avait déjà marché rapidement le long des Odgen Avenues, parcouru les sombres petites ruelles de son enfance, et ensuite prit un raccourci qui le mena directement au point de rendez-vous, sur Terminal Street. C’était habituellement une rue peu fréquentée, silencieuse et calme. Non, pas vraiment un havre de paix, quand on sait ce qui se trame sous ces petits tunnels glauques qui caractérisent cette partie de la ville. La neige et le froid ne faisait qu’accentuait l’allure peu reluisante qui émanait du quartier.
Sur son chemin, Frank rencontra tout de même un personnage de petite taille à la mine déconfite, qui avait l’air drôlement pressé. Il manqua même de bousculer notre protagoniste dans sa course folle, ce qui aurait été une grave erreur, vu l’état moral actuel de ce dernier. Tout de même, c’était bizarre de voir quelqu’un dans ce coin, surtout par un temps pareil. Frank se rassura, en se disant que le pauvre petit bougre se huait vers son travail, car il devait être en retard. Il jeta un bref coup d’œil à sa montre, et grimaça : Il était déjà 11 :00, plus personne n’allait au boulot à cette heure-ci.
Enfin, après cette longue et pénible marche, qui était sans nul doute un des nombreux facteurs d’agacement sur la longue liste matinale de Ruggiero, il était arrivé à l’endroit dont Rocky lui avait dernièrement précisé. Vu de l’extérieur, le bâtiment ressemblait à un local plutôt miteux, la façade tanguant dangereusement sur le côté. On aurait dît une sorte de mine branlante.
Sur le coup, Frank esquissa malgré lui un fin sourire amusé, cet aspect particulier de la baraque et le vent soufflant de ce côté avait quelque chose d’assez comique.
Après ce court moment de distraction, s’ensuivit une sorte de rituel pour notre protagoniste. Il s’adossa inopinément contre la porte en métal, sans trop faire de bruit et comme si de rien n’était, puis promena un regard circulaire sur ses alentours, scrutant l’environnement proche d’un oeil méfiant et hagard.
« Rien à signaler », était le constat que fît Frank après trois longues minutes d’observation. En effet, il ne déconnait pas avec ce genre de détails. Il se décida enfin à frapper trois petits coups secs sur la porte, comme on le lui avait demandé. La porte coulissa lentement, l’ombre qui se cachait derrière l’ouverture qui se formait mettait Frank dans l’incapacité de percevoir celui qui effectuait la manœuvre. Pourtant il plissa les yeux, pencha un peu la tête… puis se vît soudainement agrippé par le col, tiré à l’intérieur de cet engouffrement. La porte métallique se referma sur elle-même, enfin c’est ce que l’on pouvait penser, vu qu’on ne distinguait pas le « portier » en question.
Rocky Infelise
A peine Frank eût-il le temps de se remettre des ses émotions qu’il se vit intégralement fouillé par le gorille au crâne chauve et aux joues boursouflées qui l’avait fait entré si brutalement. Ruggiero se laissa faire, certain que c’était là une simple vérification et qu’il n’avait rien à craindre d’Infelise ou de l’un de ses hommes ; non, Rocky aimait beaucoup le p’tit Ruggie.
Une fois sa besogne achevée, le gros lard opina de la tête d’un air débile, poussant comme unique indication un grognement animal. Frank lui décocha un sourire désarmant, puis poursuivi dans la direction qu’indiquer le-dît grognement. Il ne tarda pas à arriver dans une petite arrière-salle, bien au fond du bâtiment. Selon toute apparence, quelqu’un cuisinait une bonne recette italienne, Frank pensa pour des sfogliatelle’s, une sorte de gros pain italien qu’il adorait. Pénétrant dans la pièce à demi-éclairée par une lampe à huile, il apperçut d’abord Rocky, qui faisait péniblement les cent pas autour d’une petite table pliante, et un peu plus loin un autre homme inconnu, qui effectivement vaquait aux fourneaux.
A son arrivée, Rocky renifla deux coups secs, sortit un mouchoir de sa poche et se moucha bruyamment, laissant quelques bouts de morve s’agglutiner sous ses narines. Puis il fît signe à Frank de s’assoir sur une chaise, tout en forçant un large sourire qui déformait ce visage déjà assez laid.
Frank ne se fît pas prier, et acquiesça d’un signe de tête approbatif, avant de venir se mettre à table.
Les deux hommes étaient à présent face à face, tout deux le cul posé sur une chaise pliante bas de gamme ; à vrai dire ils se fusillaient presque du regard, alors que le cuisinier de derrière commençait à chantonner quelques paroles italiennes douteuses, tout en préparant son met.
« -Bordel, ferme ta gueule, Gino. *lança vulgairement Rocky, se retournant sur sa chaise et assignant un geste obscène du bras en direction de Giancarlo, le cuisinier. Puis, il re-pivote sur lui-même, refocalisant son attention sur Frank* Franky, mon p’tit gars, comment tu vas?
-J’ai pas à me plaindre, Rocky, tout roule. Et de ton côté ?
-Bah-bah… Déjà, si je t’ai fais venir jusqu’ici, c’est parce que j’pense avoir des problèmes, avec certains individus bien spécifiques, si tu vois ce que j’veux dire.
-Ah, merde.
-Dis, au moins, t’as vérifié si tu ne t’étais pas fait..
-Non. *répliqua sèchement Frank sans avoir laissé le temps à son interlocuteur d’achever sa question. Voyant la mine quelque peu surprise de ce dernier, et qui pourtant commençait à connaître le jeune homme imprévisible, Frank lui décocha un large sourire enjôleur et réconfortant* T’en fais pas, Rocky, je prends toujours toutes les précautions nécessaires.
-*Rocky reprend son visage normal, son habituel tronche de bulldog bâtu* D’accord, d’accord… Bon, je vais faire ça rapidement, Franky. Tu es un bon gars, je t’aime bien, t’as toujours fait du bon boulot ces dernières années, je n’ai pas à me plaindre de toi. C’est pour ça qu’avec le Turc, on a jugé bon qu’tu passes un palier, tu vois. Prends ça comme une sorte de médaille, j’en sais rien, mais tu viens de monter en grade, cucuzz’.
-J’te remercie pour la confiance que tu m’accordes, Rocky. T’en fais pas, t’auras pas de remords quant au choix que tu viens d’faire. J’te décevrais pas. »
Rocky opina abruptement de la tête, puis se recula dans son siège, avachi sur celui-ci, son gros ventre de biéreux en avant. Il considéra longuement le jeune homme qu’il avait en face de lui, affichant une sorte d’expression faciale ambiguë. D’un côté, il était fier d’avoir un « costume-vide » aussi doué et loyal à sa solde, mais de l’autre, il ressentait comme une expression de méfiance à son égard. Il en conclût qu’il valait mieux garder un œil attentif sur son poulain, simple façon de lui éviter de commettre une quelconque et regrettable connerie.
Quelques minutes plus tard, le désormais associé insider du tristement célèbre Chicago Outfit, s'éloigna d'un pas assuré. Il ne craignait plus le froid, à présent. Cravate repliée sur l'épaule, chapeau rejeté en arrière, manches de chemise retroussées jusqu'au coude. Sa bonne humeur était décidément revenue après sa récente "promotion", et il était fin prêt à conquérir son petit monde, quel qu'en soit le prix à payé. Il venait tout juste de gravir le premier échelon qui allait le mener, selon lui, vers la gloire, la puissance et le respect. Ruggiero était loin d'être un manichéen.
Chapitre IV: Crossroads
"Un jour ou l'autre, au carrefour de la vie, on doit tous faire un choix, même si de virage en virage l'on voit sa fin arriver plus vite qu'on ne l'aurait cru "
Le paysage verdâtre, évoquant les formes abstraites de petits buissons et taillis quelconques, défilait sous ses yeux las et éreintés ; il avait le front encloué contre la vitre, comme si le poids d’un découragement sans équivalent s’était abattu sur lui. Il n’avait jamais pensé, malgré son prétendu don pour percevoir les choses, à une issue pareille, ou du moins un détour de sa vie de ce genre.
L’autobus avançait à faible allure, comme pour laisser à tous ces pauvres hommes quelques dernières mais précieuses secondes pour admirer le dehors. Cela faisait une bonne heure et-demi que le long véhicule roulait sur une rue abîmée, les soubresauts du bus, lorsqu’il heurtait une pierre ou un endroit plus élevé que les autres, faisaient convulser Frank brutalement plusieurs fois par minute. Mais il n’en avait que faire, non, il avait bien d’autres choses à penser. Effectivement, là où il se dirigeait, il avait du temps à consacrer à la réflexion.
On y était presque, et alors qu’il entre-ouvrit à peine ses paupières, Frank pût apercevoir en gros lettrage, gravée sur une plaque de marbre, les lettres qui formait le nom de l’établissement : California State Prison; un frisson lui parcourût l’échine, avant qu’il rabatte radicalement sa vision.
Enfin arriva le terminus tant redouté. Le conducteur prit bien son temps avant de couper le ronronnement du moteur, ce qui finalement parvînt à énerver Ruggiero, ce dernier s’étant enfin extrait de son engourdissement du voyage.
« Tout le monde descend, allez-allez ! »
Une fois les « nouveaux » rassemblés dans la cour centrale, et ils étaient bien une trentaine, un maton qui s’imposa comme le chef hiérarchique se plaça devant les futurs-prisonniers, frappant d’un air ouvertement menaçant sa matraque contre la paume de sa main.
A présent, Frank ne percevait plus aucun son relatif à son environnement, il observait d’un regard vide les mouvements répétitifs et inutiles du maton ; à chaque coup contre la paume de celui-ci, revenait en Ruggiero les souvenirs de son arrestation, de son mauvais pas, sa connerie, le jour où il avait commit une erreur idiote qui allait avoir pour conséquence de le tenir éloigner du business pendant quelques années. A chaque va-et-vient de la matraque, ces véritables flashback intempestifs assaillaient l’esprit de notre protagoniste, lui remémorant l’étape difficile de son arrestation, lorsqu’il assista à sa propre perte et qu’il était dans l’incapacité la plus totale de s’en échapper. Ce sentiment de faiblesse, lui avait plombé une grande partie de sa fierté. Il émit un ronflement réprobateur des narines, se jurant intérieurement qu’une fois libéré, plus jamais il ne reviendrait à LA, cette ville maudite. L’avenir allait bien évidemment lui affirmer le contraire.
« … et quiconque osera défier mes lois, se verra automatiquement et strictement sanctionné. Compris ?!, acheva le chef des gardiens, à la fin de son petit discours »
Les détenus furent ensuite menés dans leur cellule respective, plus précisément dans le Bloc carcéral B, qui regroupait criminels de base, ceux qui avaient été arrêté pour vol, viol, ou meurtre et qui potentiellement ne révélaient pas de véritable risque. Dans le cas contraire, ils auraient été envoyés tout droit dans le Bloc C, et vu ce que Frank en entendît, mieux ne valait-t-il pas s’y promener.
Une fois parvenu à sa geôle, le gardien lui ouvrit gentiment la grande porte en métal, et lui adressa un signe bienveillant de la tête ; malgré qu’il ait longuement scruté avec curiosité le visage du maton, Frank n’en découvrit pas un air ironique ou malfaisant qui s’en dégageait. Il fronça les sourcils, puis entra tout penaud dans ce qui allait être son logement particulier pour quelques temps.
Resté immobile pendant quelques minutes, là, à observer minutieusement les détails glauques et cafardeux qui lui servaient de punition pour ces vils antécédents criminels.
Il se dirigea ensuite vers sa couche, pour se laisser bêtement choir contre le sommier métallique ; il esquissa après-coup un rictus affligé, et frappa à plusieurs reprises sa paume contre le lit, outrageusement et sans réel objectif si ce n’est déchaîner un peu de sa colère.
Frank Ruggiero se retrouvait embarqué dans une voie bien éloignée de ce qu’il avait envisageait, et normalement, son manque de prudence dont il avait fait preuve peu avant d’être ici, allait lui coûter trois années loin du business.
Son séjour au trou fût court, mais plutôt intense. Les altercations entre les afro-américains et surtout les hispaniques de la prison furent nombreuses, et malheureusement pour Frank, il ne trouva que peu de ritals sur qui il pouvait compter. C’est ainsi qu’il se battit d'innombrables fois, essuya plusieurs défaites et passage à tabac. Il se battait hargneusement, pour sa fierté, mais face à six colosses mexicains, allez sortir vainqueur d’un combat aussi peu avantageux. Les emmerdes commencèrent réellement un lundi, après sa deuxième semaine d’incarcération, dans le réfectoire général, là où tout le monde mangeait le peu de nourriture qu'il y avait.
Après avoir défilé, en rang d’oignon, son plateau de nourriture glissant le long de la rampe self-service, y déposant les maigres portions de nourriture qu’on daignait offrir aux prisonniers, il se dirigea vers une table au fond de la grande salle, seul. Il posa son plateau, puis se laissa choir lourdement sur la chaise la plus proche, se munissant ensuite de ses couvert afin de commencer au plus vite son repas. Il avait été mis en isolement la veille, pour le simple fait d’avoir été en retard à l’appel matinal ; à présent, il avait hâte d’avaler au plus vite les maigres provisions qu’on lui offrait, et surtout pour éviter un quelconque vol ou racket, car il était plutôt d’usure dans cet établissement de s’approprier, furtivement ou non, la nourriture de son prochain.
Alors qu’il attaquait le petit bout ridicule de fromage, étalé au maximum sur sa tranche de pain sec, Ruggiero aperçut du coin de l’œil quelques ombres menaçantes approcher dans sa direction. Sans lever le regard, il déposa la tranche de pain, et serra son emprise sur ses ustensiles ; fourchette dans une main, couteau dans l’autre, chaque manche reposé contre la surface du plateau.
Une première voix d’origine hispanique se fît entendre, visiblement à l’intention de notre italien solitaire.
‘’Aye, zapapaya ! Qu’est-ce tu fous ici, tout seul, yo?
Frank se contenta de répondre d’un grognement vocal puis après quelques secondes se décide à lâcher quelques paroles, pour le moins dédaigneuses :
-Ca ne se voit pas, ‘amigo’ ? Je mange, c’est le principe, dans une cantine.
A ce moment là, le mexicain fait un petit tour sur lui-même plutôt ridicule, gesticulant comme une petite danseuse, et sollicitant ses compères à se marrer avec lui.
-Putain, ‘avez entendu ce gilipollas? Saloperie de rital, pour qui tu te prends, t’as une idée d’qui j’suis, dawg?
-C’est la dernière fois que tu m’appelle ‘dog’, empafé de schifuz’.
C’est à cet instant précis que la situation, déjà bien envenimée, commença à dégénérer. Frank sût à ce moment là qu’il aurait mieux fait de tenir sa langue, au moins cela lui aurait évité des emmerdes inutiles, quoi que... De toute manière, ce n’était plus le moment de regretter quoi que ce soit, car le chef de cette meute de « maricones » avait déjà donné l’assaut, se jetant à corps perdu en direction du rital couillu. Ruggiero anticipa la première bourrasque du poing que lui envoya le mexicain, et profita de cet avantage momentané pour lui planter sa fourchette en plein dans l’œil, pénétrant ainsi de façon peut coutumière la rétine du pauvre cabrón.
Italiens : 1
Mexicains :0
Mais l’affrontement n’était pas encore terminé, et déjà les autres hispaniques étaient en train de fondre sur notre anti-héros.
Essayer de décrire la bataille épique mais néanmoins complètement approximative, désordonnée et chaotique qui s’ensuivit, serait un effort bien vain. Les combattants eux-mêmes avaient du mal à s’y retrouver sous ce véritable déluge de coups de poings, à renforts de pieds et de tête, qui s’abattaient dans tous les sens.
Les gardes arrivèrent bien rapidement, et à force de percussions furieuses à l’aide de leur matraque, parvinrent finalement à rétablir le calme, après la tempête ceci-dit.
Frank apprît un peu plus tard que c’était le dénommé Chingo, à qui il avait planté soigneusement son couvert dans l’œil, et que ce même bonhomme avait paraît-il de bonnes relations avec des gangs carcérales du pénitencier. Il devra, à l’avenir, faire preuve de prudence, car ce genre d’individus pouvaient lui faire cent fois pis que ce que lui, Ruggiero, avait fait au petit imbécile de Chingo. L’heure n’était pas à une quelconque bravoure insensée, et face à l’adversité, il faut faire preuve de courage certes mais sans plonger dans le suicidaire.
Comme le lui avait dit un jour son mentor, Torello : « Frankie, tu es trop petit et trop frêle pour être le plus fort, mais tu es assez malin pour être le plus malin.»
Cinq mois après son incarcération dans le pénitencier, Frank était finalement relâché, selon le juge pour vice de forme, ce qui avait rendu l’acte juridique à son encontre nul car n’ayant pas respecté une certaine « rigueur procédurale ».
(Par chance, il était parvenu au terme de son livre, « Le Prince » de Machiavel.)
Sans aucun doute, cet abrupt retournement de situation cachait derrière lui la présence implicite d’Infelise, qui avait apparemment fait l’effort et l’honneur pour son poulain Ruggiero, de faire parler ses relations pour faire sortir le petit de taule.
Infelise aurait pût lui éviter de mettre un pied dans ce foutu pénitencier dès le départ, et Frank commençait à comprendre pourquoi son capitaine s’y était pris si tard. Il tenait simplement à vérifier si l’associé pour qui il se portait garant allait tenir sa langue, qu'il n’était pas un rat, une balance, un snitcher...
En bref, ce passage éclair par la case prison avait bien renforcé la confiance des patrons de Ruggiero ; pour ainsi dire, tout cela lui avait finalement été bénéfique.
(Cet épisode de la vie de Frank Ruggiero se déroule en 1982)
Chapitre V: The Chicago Overcoat
"Faites-vous le compagnon du vice, et vous serez bientôt son esclave."
A sa mise en libération, Frank n’avait alors que 38 ans, et était encore en forme et physiquement capable de beaucoup de choses, même si toutefois sa jeunesse commençait à lui filer entre les doigts.
Les affaires reprirent vite pour notre protagoniste, désormais libre comme l’air, fin prêt à recommencer les magouilles diverses et variées dans sa ville natale, Chicago.
C’est donc ainsi qu’il fit la connaissance de quelques nouvelles têtes dans le milieu, qui avaient profité de l’absence de Ruggiero pour se faire connaître –ça, c’était son explication personnelle, qui je ne vous le cache pas était bien présomptueuse, je dirais même que c’était la preuve d’une mégalomanie naissante chez notre Franky-…
Tom Dilapi à gauche, Robert Spilotro à droite
Frank Ruggiero leva les yeux vers la grande enseigne clinquante qu’affichait, en lettres d’or, le Spartan Boxing Club de Chicago ; d’abord connu du grand public et de tous les fidèles amateurs de boxe anglaise comme un des endroits les plus respectables dédiés à la pratique sportive en question.
Mais cela faisait à peine deux ans que la boîte avait ouvert ses portes, et plus tard s’en dégagera une image douteuse, qualifiée de « nid à malfrats » ou encore de « business doté d’une direction peu fréquentable ».
Une fois à l’intérieur, notre protagoniste prit la peine d’essuyer brièvement ses chaussures contre le paillasson d’entrée, simplement pour faire bonne figure, car il pensait, après sa courte période en prison, avoir perdu notions des mœurs de la vie civile basique, ce qui était bien entendu un sentiment exagéré dans le contexte.
Autour de lui, tout n’était que combat et effervescence supportrice, sans compter toutes les tables réservées aux paris, qui étaient l’essence même des gains de ce business douteux.
Un sourire moqueur fendit le visage de Frank lorsqu’il observait un des nombreux preneurs de paris, qui avait la grosse tête sympathique du gars qui inspirait la confiance aux futurs pigeons, car oui, les paris étaient truqués.
Après ce court moment de laisser-aller, Ruggiero se fraya un chemin jusqu’au bout de la grande salle, s’engouffrant dans la masse humaine bouillonnante qui l’entourait de toute part.
Complètement au bout se situait un arrière-bureau qui paraissait bien sobre vu de l’extérieur, étant donné que les rideaux étaient complètement clos, ce qui ne laissait à un quelconque spectateur aucune chance de savoir ce qui se tramait au sein dudit bureau.
Frank se permit de pousser la porte après y avoir frappé trois fois successivement. Il fut directement assaillit par une avalanche de « ‘Ey, ow ‘eh, uh ! » et sût tout de suite qu’il ne s’était pas trompé de pièce.
Le premier homme qui vint le saluer fût Robert Spilotro, un brave gaillard à la mine constamment renfrognée, mais qui gardait un sourire plutôt amical et bienveillant. Vint ensuite le tour de Tom Dilapi, qu’on surnommait très significativement –trop au goût de celui-ci- ‘Big Tommy’. Dilapi lui assigna une tape magistralement revigorante dans le dos, à tel point que Frank dût transformer son rictus douloureux en un sourire forcé, alors qu’il lui rendait l’accolade.
Il adressa enfin un hochement de tête respectueux en direction de Frank Caruso, un street-boss très estimé de l’époque, qu’on appelait plus communément « Tootsie ». Ce dernier était tranquillement assis sur une chaise à l’autre bout de la pièce, les pieds confortablement posés sur une table basse. La nonchalance caractéristique de cet homme d’honneur de l’Outfit était en effet réputée dans le milieu, même pour ceux qui ne l’avaient jamais vu.
Spilotro fût celui qui brisa le premier ce court moment de silence dû aux salutations rituelles, tonnant de sa grosse voix portante :
« -Alors, Franky, comment tu vas, depuis l’aut’jour, ‘ow ?!
-Bah, on fait aller Robbie, on fait tout pour faire de cette planète un meilleur monde chaque jour.
-Muaa’haha’ahahah, ça j’en doute pas, Ruggiero !, renchérit Robert, suite à la réplique ironique de Frank.
-Boaf, allez les gars, trêve de plaisanteries de d’bla-blotes, on n’est pas ici pour se toucher les couilles mais pour faire du fric, lança Tom d’une voix feignant le sérieux, car lui-même aimait ces petits moments de franche-camaraderie. Si j’en crois ta réputation, Franky, j’oserais croire qu’t’as deviné ce qu’on faisait ici, pas vrai ?
-Eh bien, Tommy, j’dois dire que même après cinq mois au placard, passant mes journées à flanquer une rouste à ces salopes de maricones, ne m’ont pas fait perdre mon intuition du business. Paris plutôt « prévisibles », j’me trompe?
-Hah’uh, répondit Robert suite à l’exactitude des propos avancés par Frank. »
Tootsie observait silencieusement la discussion entre les trois malfrats, alors qu’ils expliquaient en détail à Ruggiero les quelques ficelles de la magouille qu’il se devait de savoir. Ils arrivèrent finalement à terme de cette explication, et devaient clarifier le rôle que Frank allait avoir.
« - … mais dans ce genre de business, on trouve toujours des emmerdeurs de première prêts à nous faire chier. Il n’faut pas sous-estimer ces péteux, car ils peuvent ralentir considérablement le biz’.
Dans la majorité des cas, on arrive à faire taire ce genre de gêneurs, mais il existe inévitablement des plus coriaces que d’autres… expliqua Robert, avant de marquer une pause dans ses paroles, histoire de vérifier si Frank avait capté le pourquoi du comment à ce stade de la discussion. A vrai dire, Frank n’avait pas laissé échapper aucun sentiment d’incompréhension, se contentant à chaque fois d’incliner la tête légèrement d’un air entendu.
-Je m’occuperais donc en premier lieu de faire taire les gêneurs en question, aussi coriaces et chiants soient-ils. Bien, ça me va, ce genre de boulot m’a toujours convenu, mais… j’ai un peu d’expérience en bookmaking et dans tout ce qui concerne le trucage. Mes poings sont durs et prêts à faire souffrir quiconque se trouvera sur notre chemin, mais je peux aussi vous apporter ce qu’il y a là-dedans, dit-il tout en se tapotant la tempe droite, comme pour dire qu’il en avait dans la cervelle.
-Aurions-nous là un putain de diamant à l’état brut, intervînt Tootsie sur un ton sarcastique. Quelqu’un qui sait briser des crânes et faire marcher le sien. Yee-peeh, le nouveau putain d’messie, z’y croyez vous? »
Frank accepta docilement la moquerie, considérant longuement l’homme à l’allure désinvolte qui se tenait au fond de la salle, tout en forçant un maigre sourire figé. S’ensuivit ensuite une petite trentaine de secondes silencieuses, jusqu’à ce que Big Tommy les interrompe d’un grand rire tonitruant, qu’il effectua tout en se tapant sa cuisse graisseuse.
« -Hahahaha, Tootsie, très bonne blague.. ! Ah’em. Bon, alors Frankie, t’en fais pas on nous a bien parlé d’toi, et de tes compétences multiples. Si tu veux mon avis, nous sommes bien partit pour remplir nos poches de biftons crasseux ! Allez, viens par là ! s’exclama-t-il à l’intention de Ruggiero, faisant même l’effort de se lever de la chaise, tout en écartant les bras de son corps du mieux qu’il pu. »
Et c’était reparti pour une série d’accolade ; d’abord Dilapi, puis Spilotro… et Tootsie, qui avant de sortir de la pièce, avait assigné une bourrade du poing contre l’épaule de Frank, que celui-ci considéra comme amicale, ou du moins bienveillante.
Les magouilles reprenaient de bon train pour Frank Ruggiero, car il savait pertinemment qu’il avait eu de la chance en tombant sur des associés capables et sérieux. Ensemble, ils allaient être largement en mesure de remplir convenablement les enveloppes de fin de semaine.
24 Septembre 1982 : Chicago Downtown
Andrew Vlakovski était un petit épicier de quartier qui sévissait dans la banlieue sud de Chicago, un homme banal, sans histoire, avec une femme, une multitude de gosses… La famille polonaise immigrée par excellence, en fin de compte. C’était le genre de personne qui n’avait rien à se reprocher, ou presque. Car, s’il avait réellement été irréprochable, sans doute cela lui aurait évité toute sorte de problème avec la pègre locale.
En effet, il s’avérait qu’Andrew le polak était un joueur et un parieur invétéré. Ainsi, il s’était attiré les foudres des soldats de Frank Caruso en ne payant pas ses dettes de jeu. (je précise, au cas où, qu’il n’était vraiment pas difficile d’attiser la « colère » des mobguys de Caruso, c’était précisément ce qui leur fallait comme excuse à leurs actes d’extortion, d’intimidation et de violence – un chouïa de haine, et tout était alors permis, du moins de leur point de vue.)
Toujours est-il qu’Andrew, en devant une somme pour le moins conséquente aux parieurs de Dilapi, n’était pas à l’abri d’une quelconque représaille ou plus possiblement d’une réaction énergique de la part de ces malfrats peu scrupuleux. Et c’est à ce moment précis, que Frank Ruggiero apparaît.
La petite clochette retentit alors qu’une ombre se faufilait à l’intérieur de la petite boutique.
Le tenancier polonais leva machinalement le regard, s’apprêtant à sortir son « Hiyeh bonjour ! » habituel mais quelque chose le freina dans son entrain. L’homme qui venait tout juste d’entrer se révélait être Frank Ruggiero, et il détenait une belle batte de baseball en main, et un large sourire carnassier au visage ; ce qui était de plutôt mauvais augure, en tout cas pour le pauvre épicier.
-Tommy t’avait bien dit qu’on passerait te rendre une petite visite, tocard. Et on est du genre à tenir nos promesses, heh!
A mesure que son agresseur approchait dangereusement de lui tout en laissant volontairement crisser le bout de son arme contre le plancher, Andrew se renfrognait chaque seconde un peu plus sur lui-même, dos au mur. A ce moment précis, il savait pertinemment qu’il n’avait rien d’autre à faire que de subir, et de prier Dieu que son assaillant ne soit pas trop brutal. Toute autre tentative semblait bien vaine. […]
Andrew Vlakovski n’était que le premier d’une belle et longue série, car le business des paris truqués regorgeait d’emmerdeurs et de mauvais payeurs.
En parallèle, Frank Caruso commençait à regarder d’un œil bienveillant les performances de Ruggiero, et semblait plutôt satisfait de ce « diamant à l’état brut » comme il l’avait appelé ironiquement lors de leur première rencontre. Aussi, il s’avérait que Tootsie entretenait une très bonne relation avec son ami Rocky Infelise, qui je vous le rappelle était en quelque sorte le mentor de notre protagoniste.
Rocky Infelise à gauche, et Frank Ruggiero à droite
24 Mars 1983: 2240 Bloomingdale Road; Glendale Heights
Le Shark City Sports Bar & Billiards était un vrai repère à canailles, et un des principaux endroits fréquentés par Tootsie. Il y avait en général beaucoup de monde dans ce grand centre d’activités sportives, et ainsi les malfrats se fondaient plutôt aisément dans la masse. Et bien sûr, comme tout hangout de mafiosi qui se respecte, les italiens possédaient une sorte d’arrière-salle confortable et douillette.
Aujourd’hui était une journée plutôt spéciale, Tootsie et ses hommes étaient parvenu à réaliser la plus grosse recette hebdomadaire depuis longtemps, et c’était le genre d’évènement à fêter.
C’est après de longues heures de beuverie passées au bar, de grandes assiettes de tagliatelles avec quelques miches de sfogliatelles, et de parties endiablées de bowling, que la nuit tomba bien vite, et il ne restait à présent plus que Frank Ruggiero, Frank Caruso, et Tom Dilapi.
Le trio marchait de concert le long d’un couloir faiblement éclairé, se dirigeant vers leur repère, la petite arrière-salle.
-Hah, faut dire qu’on s’est bien amusé, pas vrai, messieurs?! lança Tootsie d’une voix grinçante et criarde. On peut facilement deviner le taux d’alcool qu’il avait dans le sang à ce moment-là.
-J’te raconte même pas, bwahahahah ! répondit le gros Dilapi, d’un rire tonitruant à gorge déployée, lui aussi tout autant bourré que son camarade et patron.
-Heh, c’est sûr, ça fait pas d’mal de temps en temps, renchérit Ruggiero.
-Eh encore, bande d’enfoirés, c’est pas fini ! Enfin, je parle pour moi, heh !
-Hein, d’quoi tu parles, Tootsie ? Y’a plus personne dans ce foutu building, si ce n’est nous trois, uh.
-Tu verras d’quoi j’parle, putain d’gros tas d’graisse ! Hah hah hah.
Quelques secondes plus tard, ils pénétrèrent dans le petit bureau, et purent découvrir avec une certaine stupeur, Tootsie en première ligne, une jeune fille attachée misérablement contre une table, menottée au radiateur qui se trouvait juste en face.
Tandis que Frank et Tom restaient plutôt interloqué par la situation pour le moins surprenante, Tootsie quant à lui se frottait déjà les mains l’une contre l’autre, affichant un large sourire vicieux. Fort heureusement, la prisonnière était incapable de voir ce sourire, car elle était de dos et dans l’impossibilité de bouger. Dans le cas contraire, cela n’aurait été que d’insolentes prémices au calvaire qu’elle allait endurer dans les minutes suivraient.
Frank avait bien entendu compris ce qui était en train de se dérouler à ce moment précis. Cela ne l’étonnait pas tant, en fin de compte, car il commençait à connaître son supérieur. Il se garda bien de faire une quelconque réflexion sur la malsainité et la perversité de ses actes, puis de toute manière c’était quelque chose de plutôt fréquent dans le milieu, sans être une habitude toutefois, mais il n’était pas rare d’être confronté ou d’en entendre parler. Ce qui n’enlève rien à la vilénie du crime, nous sommes bien d’accord.
Après ses deux longues minutes de contemplation avide de la jeune femme, qui n’avait qu’à peine une vingtaine d’année, encore dans la fleur de l’âge, Tootsie interrompit les sanglots de celle-ci en s’adressant à ses deux hommes :
-Dilapi, tu reste à la porte. Ruggie, tu… Bah, tiens, tu vas rester, au coin de la pièce, tu veux? ordonna-t-il d’un ton qui n’autorisait aucune protestation. Frank se contenta alors de hocher la tête en signe d’approbation, tout en se pinçant la lèvre pour éviter d’afficher la grimace qui commençait à se dessiner sur son visage.
Comme ça, tu pourras m’avertir si un visiteur de dernière minute vient nous faire chier. Le genre d’employé à la con qu’aurait oublié ses affaires, tu vois le truc, err.
Big Tommy haussa grandement les épaules, prenant son air de gros benêt inoffensif comme il savait si bien le faire, puis tourna les talons et quitta la salle.
Frank se dirigea quant à lui vers le coin opposé de la salle, et s’accouda contre le mur. Il avait une vue correcte sur le parking d’entrée à travers la baie vitrée, et pouvait apercevoir du coin de l’œil Tootsie qui s’activait lentement vers sa victime. A présent, le violeur s’était dénué de tout habit en-dessous de la ceinture, et s’apprêtait à déchaîner toute la monstruosité de l’acte qu’il allait commettre.
Frank Ruggiero aurait pu se détourner tout du long de cette scène choquante et crue dont il allait être le spectateur involontaire, mais il n’en fît rien. Ce n’était pas qu’il approuvait ce genre d’acte, au contraire il le considérait comme un des excès du pouvoir, ces situations extrêmes de dépravation dans lesquelles il ne fallait absolument pas tomber. De la pitié, il en eût d’abord à l’égard de Tootsie, et non pas pour la victime, ce qui aurait été plus logique mais en même temps bien étonnant de la part de notre anti-héros.
Comme bien d’autres fois auparavant, une petite voix qui devait se terrer aux tréfonds de son âme lui susurrait de détourner son attention de cette scène glauque, et plus « absurde » encore, elle lui conseillait même de partir à la rescousse de celle qui endurait tant de barbarie inhumaine de la part du malfaisant Caruso.
Mais encore une fois, il n’en fit rien. Il demeurait là, debout, les bras ballants, un regard vide logé sur les deux acteurs de cette scène qui pourrait inspirait à plus d’un des cauchemars dantesques.
Il s’efforçait chaque seconde de garder un visage impassible, de conserver ses paupières grandes ouvertes afin de contempler le viol, non pas par plaisir malsain mais par ce qu’il jugeait être une nécessité pour un homme de sa trempe. Détourner les yeux aurait été un agissement compréhensible pour tout être dénué de raison et de sentiment, mais Frank mit le mot lâcheté sur cette éventualité. Il devait se le prouver à lui-même, il observait actuellement une des choses les plus horribles et monstrueuses auxquelles il devrait avoir affaire au cours de sa vie.
Faire le dur-à-cuir lorsqu’on taxe un faible épicier père de famille, ou qu’on parade en gesticulant des mécaniques le long de sa rue tel un caïd n’a absolument rien à voir avec ce qu’endurait Frank en étant le témoin de cet élan primitif d’agression sexuelle.
Il n’était pas un malade sexuel, donc il ne pouvait se languir de ce qui se déroulait sous ses yeux. Une douleur profonde teintée d’impuissance, bien qu’il paraissait totalement hermétique en surface, était en train de se forger à l’intérieur.
Même si ma plume peine à écrire un constat aussi terrible et machiavélique, il faut bien avouer que cet évènement précis et tant d’autres aussi horribles soient-ils encore, ont permis à Frank Ruggiero de s'endurcir plus qu'il ne l'était déjà, et d'éviter de tomber dans les remords ou même la folie pure.
Il faut savoir que dans le milieu : « On tue un membre de sa famille biologique puis on retourne se coucher comme si de rien n’était », mais nombreux sont ceux qui n’auraient pas pu survivre sur le plan mental avec une mémoire aussi tourmentée que celle de Ruggiero, c’est un fait.
Frank "Tootsie" Caruso
Monté en grade depuis peu, il était à présent le Chief-Enforcer du Chicago Outfit, un titre honiorifique qui faisait de lui un des hitmen principaux de l’organisation, soit un rang très utile et respecté dans l’Underworld. Nous somme alors en 1997, et Frank achève sa 51ème année.
Ruggiero ne tuait pas dans l’unique but d’assouvir une quelconque soif de sang aux allures psychopathes, non, s’il effectuait toutes ces séries d’assassinat c’était seulement par pragmatisme et parce qu’il savait que cela lui ferait gravir les échelons plus rapidement. Cependant, il n’était pas rare qu’il éprouve une joie intensément démesurée lorsqu’il ôtait le dernier souffle vital d’une de ses victimes.
En résumé, il ne tuait pas pour le plaisir, mais lorsqu’il tuait il en éprouvait, du plaisir. Paradoxal, contradictoire, ambiguë, me direz-vous, cher lecteur. En effet, oui, et même si la nuance entre mes deux thèses précédentes semble gonflée de similitudes, il s’agit ici de capter la subtilité qui différencie l’une de l’autre si l’on souhaite comprendre la personnalité de Frank Ruggiero.
Enfin, tout cela n’est possible qu’en partant de la supposition bien arrogante que je connaisse parfaitement moi-même l’homme en question, mais hélas, personne sur terre ne peut faire preuve d’une totale omniscience vis-à-vis d’un personnage réel, tel que Ruggiero.
Petite anecdote : Maintenant qu’il était le Chief-Enforcer et donc celui qui s’occupait plus généralement d’effectuer certains des gros contrats d’assassinat de l’Outfit, beaucoup lui attribuèrent le sobriquet de : « L’imperméable de Chicago », de par le fait qu’il portait très souvent, et encore plus fréquemment lors de ses meutres, de longs imperméables noirs plutôt à la mode à cette époque-là mais aussi de par sa nature impassible, flegmatique, infléxible, inébranlable et… imperméable, justement.
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Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Chapitre VI: Les promesses de l'ombre
« L'aigle vole seul; ce sont les corbeaux, les choucas et les étourneaux qui vont en groupe. »
Ses bruissements subtils se faisaient entendre au loin, il n’avait qu’à tendre l’oreille pour percevoir sa sombre mélodie. Il n’y avait aucun doute. La Nuit faisait appel à lui, comme chaque soir lorsqu’il s’extirpait de son pauvre appartement, se faufilant à travers les ruelles glauques de la ville. C’était son monde, un univers sombre et belliqueux, fait d’ombre et de noirceur. C’est à ce moment précis qu’il devenait ce qu’il était réellement, une silhouette silencieuse et mortelle, qui se mêlait à ses congénères, à ses pairs. L’impitoyable silence de la nuit faisait frissonner n’importe lequel des passants à ces heures tardives, mais lui avait appris à faire de ce calme morbide l’un de ses plus fidèles alliés. Comme toujours, il répondrait à son appel.
Lorsqu’il se déplaçait de trottoir en trottoir, de pavé en pavé, un éventuel spectateur ne pouvait qu’entre-apercevoir une âme errante et ténébreuse, vêtue d’un long imperméable dont la noirceur n’aurait rien à envier à l’immensité céleste du moment. La dégaine mystérieuse se déplaçait avec une assurance renforcée, tant son environnement lui semblait commun, profitable à d’éventuels larcins. Puis, on le perd brusquement de vue. Où est-il ? On commence à regarder autour de soi, comprenant enfin quel est son avantage: il se délecte de la peur de ses ennemis, tapis dans quelque sombre recoin, et peut fondre sur vous à tout moment. Quelques minutes plus tard, le revoici : juché sur un des plus hauts toits en ville, debout au-dessus du néant, en bas duquel circulaient encore quelques rares voitures.
Un froncement de sourcil perpétuel, une mine constamment renfrogné, le visage d’un homme qui n’a connu que le doux murmure des ténèbres, et qui n’approchera jamais le soleil. Telle était selon toute vraisemblance sa voie, sa route, un tunnel dont il cherchait, seulement au plus profond de son cœur, la sortie. Il avait vendu son âme au Diable pour devenir ce qu’il était, pour être si compétent dans son domaine de prédilection, cela avait été sa profession de foi. « Credo, credo, amen », ce en quoi il avait toujours cru.
Puis, on peut se demander s’il réside encore en cet être un brin d’humanité, lorsqu’il lève son regard d’acier vers l’éternelle noirceur du firmament, noirceur à l’image de son existence.
Mais tout espoir s’envole lorsqu’une lueur malsaine éclaire subitement son visage, et qu’un large sourire carnassier s’épanouit sur ses lèvres, comme s’il mettait au défi sa destinée, comme s’il prenait conscience de l’ignoble mensonge qu’était son existence, mais que contre toute attente, il lui riait au nez.
23/03/2005 : Chicago
Il maintenait les pans de son imperméable serrés contre lui, même si les fenêtres aux rideaux tirés ne laissaient filtrer que peu de lumière, car telle était sa subsistance, furtive et solitaire. La vie d’un assassin.
Alors que d’autres goûtaient aux plaisirs de la vie, en toute tranquillité et dans, plus ou moins, l’affection de leur prochain, Ruggiero se devait de rester dans l’ombre, l’appel du devoir, il n’avait pas le choix et avait fini par s’habituer à ce type de vie, s’étant découvert dès ses premiers crimes un refuge dans les ténèbres.
Lorsqu’il parvint dans la salle à manger, il renifla instinctivement dans plusieurs directions, à la recherche de sa proie. Jorge Marzucchi devait être éliminé pour des raisons qui lui échappaient, et qui d’ailleurs ne lui importaient que peu. On lui demandait juste de faire le travail, proprement et efficacement. Cela faisait déjà deux mois qu’il était sur la piste de sa cible, mais ses employeurs la considéraient déjà comme éliminé, tant ils avaient foi en leur exécuteur. Silencieusement, il se déplaça jusqu’au salon, l’œil attentif au moindre détail qui pouvait lui fournir un indice sur la cavale de Jorge.
A mesure qu’il se rendait compte qu’il n’y avait rien à tirer de cet appartement miteux, Frank eût un sourire sardonique, conscient que sa cible était habile, ce qui lui permettait justement de mesurer ses propres prouesses en matière de traque. Mais l’issue finale de cette chasse à l’homme, Ruggiero pouvait la deviner, car quelqu’un qui a peur, et c’était assurément le cas de Marzucchi, finissait par commettre irrémédiablement une erreur. Notre sombre protagoniste surgira alors à cet instant précis.
Son expression faciale se mua brusquement en un masque de circonspection, alors que le bruit du loquet de la porte d’entrée se fît entendre. Avant qu’un homme plutôt trapu, vêtue d’une chemise à carreau de bûcheron et d’un vieux jean délavé, fasse une entrée tonitruante dans la pièce, Ruggiero s’était déjà réfugié, aussi silencieux que la mort en personne, derrière un rideau.
Le nouvel arrivant resta sur le pas du salon pendant plusieurs minutes, visiblement en train de se poser certaines questions, il cherchait quelque chose.
-Bordel d’merde, chiotte, putain, Jorgie, où t’as foutu cette putain de carte…
A peine avait-il finit sa phrase, que la lame d’une dague, aiguisée au préalable, vînt exercer une pression mortelle contre sa pomme d’Adam, tandis que l’assassin furtif plaçait puissamment le canon froid d’un pistolet silencieux contre l’échine de sa future victime. En ce bref laps de temps auquel Frank avait profité pour se glisser dans le dos de son adversaire, et effectuer la manipulation, le bûcheron n’avait eu le temps que d’émettre un soufflement coupé. Son visage distordu par une peur émanant d’une entité invisible, dont il ne pouvait voir que le bout tranchant de son arme, donnait l’impression qu’il voulait crier, mais ce fût en vain qu’un mot tenta de traverser sa bouche, dominé par une angoisse naissante. Le bûcheron –nous allons l’appeler ainsi pour plus de simplicité- eût beaucoup de mal à fournir les informations nécessaires à Frank, complètement terrifié par le calme imperturbable de son ravisseur, entre autre. Même s’il n’en montra rien, les précieuses minutes que Ruggiero perdît lorsque le bûcheron déblatérait ses aveux l’impatientèrent. Une fois certain que sa victime ne lui avait rien caché, le bûcheron passa par la fenêtre, s’écrasant trente mètres plus bas sur le dur pavé. […]
Une fois la pièce insérée dans la machine, Frank décrocha le combiné en même temps qu’il extirpait de sa poche d’imperméable une carte familière. Il venait de traverser une pluie torrentielle, ce qui avait toujours pour conséquence de le foutre en rogne, et pour ladite carte, s’en fût de peu pour que les chiffres inscrits soient effacés. C’était la même carte que recherchait Theodore McCarthy, le bûcheron, juste avant son mortel vol plané.
Frank savait pertinemment qu’il était sur la dernière ligne droite de sa traque, et qu’il aurait très bientôt le plaisir jouissif d’être nez-à-nez avec sa cible, et de l’exécuter dans les règles de l’art.
-…
-Joe Bananas était un enculé. *le mot de passe fourni par le bûcheron à Frank*
-Salut Teddy, bordel, j’suis content que t’aies récupéré la carte ! Heureusement que tu t’en aies rappelé, car là je n’ai pas d’autres choix que d’moisir dans l’trou où j’suis, une vrai galère, j’te raconte même pas.
-Ouais, j’imagine.
-Dis, t’as pu te renseigner, pas vrai? Qui ces enculés m’ont envoyé, hein?
-Bah, j’ai rien entendu d’bien important, donc j’ne pense pas qu’ils se soient fait chier pour t’attraper, si tu vois ce que j’veux dire.
-Haa..hahah… Ouais… Bah, c’est pas comme s’ils m’envoyaient l’Imperméable, pas vrai, ‘eh!
-Tu l’as dit.
-Bon écoute, va falloir qu’tu viennes me chercher, Teddy, faut absolument que j’me tire d’ici, ça te gêne pas?
-Pas le moins du monde, Jorge.
-Je sais que j’devrais pas t’foutre dans mes sales affaires mais… j’te revaudrais ça, sois en sûr!
-Entre amis, tu ne me dois absolument rien, t’en fais pas.
-D’accord, bon, retrouve-moi au Wholesale Furniture warehouse, une vielle boutique fermée depuis des lustres.
-A toute de suite, alors.
Le feu de circulation annonçait son agaçante lueur rouge, mais Frank n’en tînt pas compte, trop pressé qu’il était d’attraper sa proie. Toutefois, à mesure qu’il roulait, certaines questions circonspectes traversèrent son esprit : Même si Frank lors de l’appel téléphonique s’était efforcé d’imiter une grosse voix bourrue typique d’un bûcheron, le fait qu’il n’avait distingué aucun indice d’hésitation dans la voix de Jorge, qui dans son cas précisément se devait d’être ultra-méfiant, l’intriguait particulièrement.
Tout cela semble bien trop facile… songea-t-il, maudissant intérieurement l’éventualité qu’il se soit fait piégé. De toute manière, il devait abattre la cible, et il était à présent hors de question de faire demi-tour.
S’il devait se jeter dans la gueule du loup…Qu’il en soit ainsi.
La devanture pittoresque du vieux magasin délaissé lui apparût enfin, il caressa avec style le volant du véhicule, faisant prendre à celui-ci le virage qui le mènerait dans la petite ruelle perpendiculaire à la rue principale. Une fois le moteur à l’arrêt, Frank se pencha vers la boîte à gants, qu’il ouvrit, avant de retirer un unique cure-dent du paquet. Ce rituel qu’il effectuait toujours avant un meurtre le détendait, et lui assurait d’être au maximum de ses capacités lors de l’exécution. Il abandonna sa voiture à quelque pas de la boutique, se dirigeant vers la sortie de secours en empruntant la ruelle.
Bizarrement, la porte n’était pas fermée à clé, mais Frank se glissa à l’intérieur de la boutique en passant par la fenêtre, laquelle donnait sur les toilettes. Il avançait péniblement, conscient que quelque chose clochait, sans être tout à fait sûr de ses suspicions. Ainsi, il vérifia chacune des pièces, ouvertures, et autre placards dans lesquels pouvaient survenir le danger, sans toutefois rien n’y trouver. Une fois toutes les salles vérifiées, et n’ayant trouvé nulle trace de sa proie, Frank se décida à passer le seuil de la porte d’entrée, émettant la possibilité que Jorge se soit planqué dans le garage.
C’est alors que tout se révéla, et à dire vrai, il en était presque soulagé. Les craintes de Ruggiero s’étaient renforcées tour à tour, et l’avaient cernés dans une spirale d’effroi, mais à présent il connaissait l’apothéose, et ne s’en trouva que plus disposé à l’affronter. Lorsque le canon glacial du Magnum calibre 44 se posa brutalement contre sa tempe, il ne pût qu’abstraire avec peine un sourire nerveux naissant.
-Ruggiero, vieille enflure, j’étais certain que nos chemins allaient se croiser une fois encore. D’habitude, je reste poli, mais là, j’ferais une exception : Putain de saloperie d’enculé de rital, tu vas nous suivre bien tranquillement.
Frank jeta un regard assassin à son interlocuteur, l’inspecteur Carter Blake, et subit stoïquement l’insulte : en effet, il se trouvait du mauvais côté du flingue.
Carter Blake
Ses mains tentaient de se contorsionner dans tous les sens, de façon instinctive, de la même façon bestiale qu’un animal en cage essaierait de s’échapper, vainement. La pièce renfermait les deux hommes, seuls, l’un en face de l’autre, séparés seulement de quelques vingtaines de centimètres. Tout deux étaient assis sur une chaise. Leurs carrures, leurs morphologies, dans l’obscurité paraissaient presque identiques, à peu de choses près –sans oublier que Frank était attaché, et Blake ne l’était évidemment pas-. On ne pouvait savoir exactement la taille exacte de la salle, lorsqu’on la visitait pour la première fois, car elle n’était que faiblement éclairée par une loupiotte perché au-dessus des deux protagonistes, ainsi on avait l’impression que la pièce s’étendait à l’infini. Le faible halo de lumière qui rendait les deux personnages distinguables soulignait deux visages durs et sévères, chacun marqué par des années de combat, d’effort, et d’acharnement dans leurs luttes personnelles. Ruggiero, comme Blake, pouvait voir l’un dans l’autre une sorte de miroir déformé de leur propre existence et personnalité. Le lieutenant, mais s’il ne corroborait pas du tout les actes et la personne-même de Frank, les trouvant d’ailleurs plus que détestables et inhumains, ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine empathie envers ce criminel, car il reflétait l’homme qu’il aurait pût devenir. Il devrait haïr Frank Ruggiero, mais en vérité, ce n’était pas le cas. Il plaignait Frank Ruggiero, car il avait été assez perspicace et intelligent pour démêler l’intrigue de la vérité chez le personnage en question, et en était presque arrivé à éprouver de la pitié pour cet homme. Cet excellent combattant, doté d’un moral d’acier et de compétences presque extraordinaires aurait pu mettre ses talents au service du Bien, mais il avait indéniablement fait les mauvais choix. Frank, dans son orgueil, voyait Blake comme un défi de plus à relever, mais toujours certain de ne pas avoir trouvé son égal.
-Nous avons retrouvé le corps de Theodore McCarthy, dans l’après-midi. Apparemment, il se serait écrasé juste devant un pauvre gosse de six ans qui se promenait à cette heure dans le quartier. Pauvre gosse, pas vrai, Frank ?
Frank se décida finalement à briser la muraille de silence dans laquelle il s’était muré jusqu’alors, à priori sautant sur l’occasion pour faire preuve d’un commentaire macabre et cynique. Ce genre de jeu manichéen qui l’opposait à Blake, son némésis, l’amusait beaucoup.
-Ses parents devraient effectivement le surveiller, et lui apprendre les bonnes manières. Si cela avait été le cas, le gringalet serait sans doute encore en classe, à écouter des conneries mathématiques.
-Sans doute, Frank, sans doute. Pourquoi l’avoir jeté par la fenêtre, au juste, dis-moi?
Frank dévisagea son interlocuteur avec autant d’analyse qu’il réfléchissait aux propos de Blake. Même si son calme et sa maîtrise de soi apparente laissait à penser qu’il était parfaitement sûr de lui, il lui restait tout de même nombre d’éléments à démêler, certaines choses auxquelles il ne trouvait pas d’explications directes, ce qui l’agaçait. Soudain, il se remémora une bribe de ce qui s’était passé il y a quelques heures. Après avoir balancé opportunément le corps du bûcheron par la fenêtre, avant de sortir de l’appartement, il avait justement croisé, presque à la porte, un homme et une femme qui rentraient vraisemblablement des courses. Il se souvînt alors plus précisément du couple, certain que l’homme tenait à hauteur d’un torse un long colis empaqueté, de la taille d’un fusil.
Un large sourire éclaira alors le visage de Frank, tandis qu’il fixait Carter Blake de façon significative, l’air de dire : Bien tenté, mais le jour où tu m’attraperas n’est pas encore arrivé.
-Si le corps avait été retrouvé dans la chambre, son crâne fumant encore de la douille qu’il se serait prise, alors… tu aurais gagné la partie, Blake, conjectura Frank.
-Pourquoi l’avoir balancer par la fenêtre, Frank, merde?
-On dirait que la chance me sourit.
-Même si la chance est aveugle, la roue finit toujours par tourner, et tu le sais bien.
-Et ce jour-là, précisément, tu seras présent pour conclure ma fin, ouais, ouais, je connais le topo Blake.
Le lieutenant de police, complètement lessivé par sa journée de travail acharné et son entretien avec le criminel le plus désespérant de toute cette ville, croisa les bras contre son torse tout en basculant une partie de son poids vers l’arrière. Il regardait fixement Ruggiero, ses yeux étincelant malgré la fatigue d’une lueur de vaillance, de courage, évocatrice d’un être vertueux.
Dans sa propre vision altérée du monde, Frank Ruggiero considérait Carter Blake comme une sorte de Justicier Blanc, alors qu’il se décrivait lui-même comme un justicier de l’ombre. Dans ces-mêmes visions chimériques, Frank suivait strictement un certain code, et était persuadé de n’avoir jamais tué quelqu’un qui ne le méritait pas, d’une manière ou d’une autre. Dans le monde où Frank avait été baigné, on tranchait les membres génitaux de ceux qui refusaient de payer, ou qui parlaient plus que nécessaire. C’est ainsi qu’il évolua, toutes ses années, conscient qu’il ne pouvait que survivre dans un tel environnement, la vie n’était pas faîte pour lui. Fréquenter la mort était devenue chose habituelle. L'individualisme et l'anarchie sont les piliers de ce bas-monde: l'ordre est réglé par le révolver, la loi est celle du plus fort, ou du plus sournois.
-Tu pensais m’avoir si facilement, Blake?
-Je ne pense rien à propos de Frank Ruggiero. Je fais simplement mon devoir, en tant qu’honnête citoyen. Je ne cherche pas à comprendre tes motivations, Frank. Tu n’es qu’un mensonge, un abominable mensonge, voilà ce que je peux penser de toi.
-Un mensonge? Pourtant, j’accepte ma condition, et mes actes, alors que toi tu refuses ton passé tumultueux, pour ne pas dire, violent.
-Quoi que tu dises, Frank, nous n’avons rien en commun. Tu n’es rien de plus qu’un flingue chargé, une arme mortelle dénuée de tout sentiment.
-Je suis un combattant, un guerrier. Tes valeurs, tes sentiments… l’innocence, en voilà encore un autre, de mensonge, tiens. *Frank se recale nerveusement dans sa chaise, montrant pour la première fois quelques signes d’hésitation dans ses paroles, on le sent moins confiant, même s’il reste maître de ses émotions* Je n’ai pas à me cacher derrière un uniforme pour avoir l’illusion de faire le bien autour de moi. Si jamais tu avais l’occasion de me coller une balle en pleine tête, là, juste ici, si tu pouvais plaider la légitime défense ou une autre connerie juridique dans le genre… Tu le ferais sans hésiter, pas vrai? Alors, le Lieutenant Blake, grand héros de la Justice et de l’Ordre !... que fait-il de la compassion, de la pitié, de la justice même qu’il prétend défendre!
-Un jour peut-être, serons-nous amenés à nous battre en duel. Et si jamais cet évènement marque ta fin… Je ne pleurerais pas Frank Ruggiero, sache-le. Non, je pleurerais l’homme qu’il aurait pût devenir, s’il n’avait pas pris tant de mauvais chemins.
-Tu ne réponds pas à ma question.
-Peut-être que c’est à toi d’y répondre, Frank.
Carter Blake s’érigea promptement de son siège, s’éloignant dans l’obscurité, quittant son prisonnier sur ces dernières paroles. Une porte s’ouvrit, avant de se clore rapidement, laissant Frank tout à ses méditations.
Cette longue cage métallique filait à toute allure dans le dédale de tunnels sombres qu’était sa route. Frank avait finalement été relâché par Blake, et avait pris son transport de nuit habituel, le métro. Assis au fond de la cabine, son regard planté fixement sur les semelles de ses chaussures, il était conscient qu’un petit groupe de voyous situé à son opposé, six mètres plus loin, l’observait d’une façon à priori menaçante, qu’ils ponctuaient par des ricanements provocateurs.
L’un d’eux lança à l’encontre de notre protagoniste une insulte des plus atypiques:
-Alors vieillard, qu’est-ce qu’on fait tout seul, aussi tard? Tu devrais d’jà être au pieu, vieux con!
Il ne fallut à Frank qu’à poser sur le voyou un regard assassin, cruel, pour dissuader le jeune abruti de tout acte de courage inconscient, ce que j’appellerais plus communément folie.
Un peu plus tard dans la soirée, alors qu’il rentrait paisiblement jusqu’à son appartement, certaines de ses craintes repoussées plus tôt refirent surface, encerclèrent sa circonspection professionnelle.
De toute évidence, on l’avait vendu, cela il l’avait deviné dès le début. Et ceux qui y étaient pour quelque chose, partenaires avec Blake et ses flics certes, devaient être sûrs que Frank allait se faire arrêter, sinon ils n’auraient pas pris le risque. Ses suspicions convergèrent directement vers ses employeurs qui lui avaient filé le contrat: Stefano D’Agostino et Lorenzo Galante, des associés internes plutôt respectés d’une autre équipe de l’Outfit, qui bossaient dans l’équipe de Frank Caruso « Tootsie ». Frank n’avait absolument rien à envier à ces deux merdeux, il était déjà une légende dans les rues de Chicago. Seulement, la possibilité que les deux gamins aient essayé de le doubler, lui, l’intriguait. Ce simple soupçon l’amena à dormir à l’hôtel cette nuit-là, réfléchissant aux évènements de la veille, et de ce qu’il allait faire le lendemain.
Le lendemain.
Arnold l’attendait à bord de son habituelle Lincoln couleur gris-beige, terrée au fin fond du neuvième étage d’un parking circulaire du centre-ville. Lorsque Frank pénétra au sein du véhicule, Arnold Ragonese l’accueillit d’un bref signe de la tête ; cette même tête semblait pendre péniblement dans le vide, comme si elle était accrochée à un corps décharné. « Arnie la tise », comme on l’appelait, s’était déjà enfilé ses trois verres de cognacs matinaux. Cette situation quelque peu loquace ne parvint pas à arracher le moindre sourire du visage sévère de Ruggiero. Il était déterminé à ne pas perdre de temps, et éclaircir cette histoire au plus vite.
-J’ai entendu un bon tas de rumeur, ces derniers temps, Frank, et pas des plus joyeuses, enfin, ça dépend pour qui, j’imagine, pas vrai ? Ouais, c’est sûr, j’sais ce que t’en penses, mais… Enfin merde, on s’en branle à la fin. Les infos juteuses, que personne à priori ne connaît, ça m’connaît, ça oui, mais…
Frank anticipa la suite de la phrase, trop pressé qu’il était d’en savoir plus, et lui tendit donc quelques liasses préalablement sorties de son imperméable.
-Cela devrait t’inciter à me cracher ces informations, Ragsy.
-Toujours aussi avisé, Frankie, décidément, tu es resté le même depuis les vingt ans que je t’ai rencontré.
-Certaines choses ne changent jamais, Arnie.
-Bon, alors, accroche-toi bien car, que dis-je, fous ta ceinture ! Ha ha… Ahem, car ce sont de très fâcheuses nouvelles, et si elles concernaient n’importe quel autre type que toi, j’lui aurais déjà commandé son cercueil. Pour faire bref, quelqu’un de plutôt bien placé t’en veux, Frankie, à mort.
Arnold l’informateur s’interrompit brièvement, pour jauger le visage de Frank, dans le but d’en tirer une expression de surprise ou d’inquiétude. Il n’y entrevit aucune de la sorte et, connaissant assez son interlocuteur, cela ne l’étonne pas le moins du monde, finalement. Il poursuivit.
-Le seul ami commun qu’on n’ait jamais eu, Frank.
-Tootsie, s’exprima Frank dans un souffle.
Arnold Ragonese
Lorsque qu’il franchit l’entrée du VIP's Gentlemen's Club, Frank reçut en plein visage une bouffée de l’ambiance festive et dépravée qui se dégageait de cette boîte de nuit. Une bonne vingtaine d’hommes, d’une tranche d’âge qui allait de 18 à 55 ans, était agglutinée aux différents podiums, au sommet desquels se prélassaient, voluptueuses et sans doute complètement refaites, les danseuses.
Frank Ruggiero se déplaçait à travers la salle à grands pas, tous ses sens aux aguets. Sa proie n’était plus très loin. Sous son imperméable, et du fait qu’on ne voyait presque pas ses pieds avec toute cette foule, on aurait dit que le corps de l’assassin flottait, se mouvait en continu. Il aperçut finalement l’homme qu’il recherchait, qu’il trouva sans surprise affalé dans un siège confortable, avec une poule sur les genoux, qu’il tripotait nonchalamment tout en fumant une Dunhill, ses favorites. Frank enfonça ses mains profondément dans les poches de son manteau, après avoir rabaissé la visière de son chapeau. Terré dans l’ombre d’un recoin de mur, le chasseur observait sa proie, patient. Même si l’envie d’abattre directement ce traître était présente, Frank était un professionnel. Cependant, l’attente n’émoussait en rien la ferme résolution du tueur. Bien au contraire, ce sursis aiguisait sa force, et amplifiait sa soif de sang, et de vengeance.
Vînt enfin le moment tant attendu, où Tootsie s’érigea promptement après avoir littéralement jeté sa compagne d’un soir sur le bas-côté, et se dirigeant avec désinvolture vers les toilettes. Exactement comme Frank l’avait anticipé. Tootsie, ce soir-là, lorsqu’il se dirigea vers les WC, n’imagina même pas que, dans son sillage, une ombre meurtrière prolongeait ses pas.
La configuration spatiale des toilettes était parfaite pour un assassinat en règle, et d’ailleurs ce ne fût pas la première fois que notre protagoniste opérait dans cet endroit, il le connaissait plutôt bien, pour avoir exécuté, tabassé, défiguré, démembré même, certaines de ses victimes. En effet, après avoir franchi le pas de la porte, on devait continuer de marcher cinq mètres plus loin jusqu’aux pissoirs, et ainsi donc, nulle peine de se retourner ou de prendre un virage. Du moment que Frank se faisait silencieux, Tootsie n’avait aucune raison de se retourner. Frank pris la décision de laisser le temps à son vieil ami de vider sa vessie, dégainant quant à lui sa dague fétiche, un Fairbairn-Sykes.
Dans la carrière d’un tueur à gage, il est de renommée que le couteau est la dernière arme qu’on apprend à utiliser. D’abord, on commence par étudier les armes à longue distance, puis au fur et à mesure, on s’approche à bout portant, jusqu’à expérimenter les joies vicieuses de trancher une gorge de façon impeccable. Ruggiero saisit brusquement Caruso d'une poigne féroce, lui renversant la tête en arrière avant de placer techniquement le pointu de sa lame contre la gorge de sa victime, d’une telle manière que Tootsie n’avait aucun moyen de contrer cette attaque soudaine. A ce moment-là, tout jouait contre le pauvre bougre : la surprise de l’attaque, son impitoyable efficacité, la peur de mourir mêlé à un sentiment d’incapacité de se tirer de cette situation malheureuse. Frank savait tout ça, après des années d’expérience, l’on sait parfaitement comment faire naître une peur grandissante chez son ennemi. Tootsie parvînt à haleter quelques paroles inaudibles, quelques larmes nerveuses perlant dans le coin des yeux. Frank Ruggiero lui susurra quelques paroles d’adieu, sobres, avant de lui trancher la gorge, net.
7 ans plus tard...
La voie de l'assassin, il l'a quittée pour suivre un chemin légèrement différent. Une route qui le mène dès 2006 en Californie, à Los Santos. Son ascension au pouvoir, la montée en puissance de ce qui deviendra la plus importante entreprise criminelle liée à Cosa Nostra dans cette ville... tout le monde connaît cette histoire, plus ou moins. Frank ayant assumé un rôle de grand patron très discret, voire fantomatique, il m'est extrêmement complexe de relater ses divers faits et gestes de façon précise. Mais ne vous inquiétez pas, car il reste encore des choses à découvrir, d'autres mystères à percer...
Enclenchez la musique, et lisez les cadres.
"La lassitude du tueur"
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"Cercle de Sang"
"Back to war"
« L'aigle vole seul; ce sont les corbeaux, les choucas et les étourneaux qui vont en groupe. »
Ses bruissements subtils se faisaient entendre au loin, il n’avait qu’à tendre l’oreille pour percevoir sa sombre mélodie. Il n’y avait aucun doute. La Nuit faisait appel à lui, comme chaque soir lorsqu’il s’extirpait de son pauvre appartement, se faufilant à travers les ruelles glauques de la ville. C’était son monde, un univers sombre et belliqueux, fait d’ombre et de noirceur. C’est à ce moment précis qu’il devenait ce qu’il était réellement, une silhouette silencieuse et mortelle, qui se mêlait à ses congénères, à ses pairs. L’impitoyable silence de la nuit faisait frissonner n’importe lequel des passants à ces heures tardives, mais lui avait appris à faire de ce calme morbide l’un de ses plus fidèles alliés. Comme toujours, il répondrait à son appel.
Lorsqu’il se déplaçait de trottoir en trottoir, de pavé en pavé, un éventuel spectateur ne pouvait qu’entre-apercevoir une âme errante et ténébreuse, vêtue d’un long imperméable dont la noirceur n’aurait rien à envier à l’immensité céleste du moment. La dégaine mystérieuse se déplaçait avec une assurance renforcée, tant son environnement lui semblait commun, profitable à d’éventuels larcins. Puis, on le perd brusquement de vue. Où est-il ? On commence à regarder autour de soi, comprenant enfin quel est son avantage: il se délecte de la peur de ses ennemis, tapis dans quelque sombre recoin, et peut fondre sur vous à tout moment. Quelques minutes plus tard, le revoici : juché sur un des plus hauts toits en ville, debout au-dessus du néant, en bas duquel circulaient encore quelques rares voitures.
Un froncement de sourcil perpétuel, une mine constamment renfrogné, le visage d’un homme qui n’a connu que le doux murmure des ténèbres, et qui n’approchera jamais le soleil. Telle était selon toute vraisemblance sa voie, sa route, un tunnel dont il cherchait, seulement au plus profond de son cœur, la sortie. Il avait vendu son âme au Diable pour devenir ce qu’il était, pour être si compétent dans son domaine de prédilection, cela avait été sa profession de foi. « Credo, credo, amen », ce en quoi il avait toujours cru.
Puis, on peut se demander s’il réside encore en cet être un brin d’humanité, lorsqu’il lève son regard d’acier vers l’éternelle noirceur du firmament, noirceur à l’image de son existence.
Mais tout espoir s’envole lorsqu’une lueur malsaine éclaire subitement son visage, et qu’un large sourire carnassier s’épanouit sur ses lèvres, comme s’il mettait au défi sa destinée, comme s’il prenait conscience de l’ignoble mensonge qu’était son existence, mais que contre toute attente, il lui riait au nez.
23/03/2005 : Chicago
Il maintenait les pans de son imperméable serrés contre lui, même si les fenêtres aux rideaux tirés ne laissaient filtrer que peu de lumière, car telle était sa subsistance, furtive et solitaire. La vie d’un assassin.
Alors que d’autres goûtaient aux plaisirs de la vie, en toute tranquillité et dans, plus ou moins, l’affection de leur prochain, Ruggiero se devait de rester dans l’ombre, l’appel du devoir, il n’avait pas le choix et avait fini par s’habituer à ce type de vie, s’étant découvert dès ses premiers crimes un refuge dans les ténèbres.
Lorsqu’il parvint dans la salle à manger, il renifla instinctivement dans plusieurs directions, à la recherche de sa proie. Jorge Marzucchi devait être éliminé pour des raisons qui lui échappaient, et qui d’ailleurs ne lui importaient que peu. On lui demandait juste de faire le travail, proprement et efficacement. Cela faisait déjà deux mois qu’il était sur la piste de sa cible, mais ses employeurs la considéraient déjà comme éliminé, tant ils avaient foi en leur exécuteur. Silencieusement, il se déplaça jusqu’au salon, l’œil attentif au moindre détail qui pouvait lui fournir un indice sur la cavale de Jorge.
A mesure qu’il se rendait compte qu’il n’y avait rien à tirer de cet appartement miteux, Frank eût un sourire sardonique, conscient que sa cible était habile, ce qui lui permettait justement de mesurer ses propres prouesses en matière de traque. Mais l’issue finale de cette chasse à l’homme, Ruggiero pouvait la deviner, car quelqu’un qui a peur, et c’était assurément le cas de Marzucchi, finissait par commettre irrémédiablement une erreur. Notre sombre protagoniste surgira alors à cet instant précis.
Son expression faciale se mua brusquement en un masque de circonspection, alors que le bruit du loquet de la porte d’entrée se fît entendre. Avant qu’un homme plutôt trapu, vêtue d’une chemise à carreau de bûcheron et d’un vieux jean délavé, fasse une entrée tonitruante dans la pièce, Ruggiero s’était déjà réfugié, aussi silencieux que la mort en personne, derrière un rideau.
Le nouvel arrivant resta sur le pas du salon pendant plusieurs minutes, visiblement en train de se poser certaines questions, il cherchait quelque chose.
-Bordel d’merde, chiotte, putain, Jorgie, où t’as foutu cette putain de carte…
A peine avait-il finit sa phrase, que la lame d’une dague, aiguisée au préalable, vînt exercer une pression mortelle contre sa pomme d’Adam, tandis que l’assassin furtif plaçait puissamment le canon froid d’un pistolet silencieux contre l’échine de sa future victime. En ce bref laps de temps auquel Frank avait profité pour se glisser dans le dos de son adversaire, et effectuer la manipulation, le bûcheron n’avait eu le temps que d’émettre un soufflement coupé. Son visage distordu par une peur émanant d’une entité invisible, dont il ne pouvait voir que le bout tranchant de son arme, donnait l’impression qu’il voulait crier, mais ce fût en vain qu’un mot tenta de traverser sa bouche, dominé par une angoisse naissante. Le bûcheron –nous allons l’appeler ainsi pour plus de simplicité- eût beaucoup de mal à fournir les informations nécessaires à Frank, complètement terrifié par le calme imperturbable de son ravisseur, entre autre. Même s’il n’en montra rien, les précieuses minutes que Ruggiero perdît lorsque le bûcheron déblatérait ses aveux l’impatientèrent. Une fois certain que sa victime ne lui avait rien caché, le bûcheron passa par la fenêtre, s’écrasant trente mètres plus bas sur le dur pavé. […]
Une fois la pièce insérée dans la machine, Frank décrocha le combiné en même temps qu’il extirpait de sa poche d’imperméable une carte familière. Il venait de traverser une pluie torrentielle, ce qui avait toujours pour conséquence de le foutre en rogne, et pour ladite carte, s’en fût de peu pour que les chiffres inscrits soient effacés. C’était la même carte que recherchait Theodore McCarthy, le bûcheron, juste avant son mortel vol plané.
555-6897-466
Frank savait pertinemment qu’il était sur la dernière ligne droite de sa traque, et qu’il aurait très bientôt le plaisir jouissif d’être nez-à-nez avec sa cible, et de l’exécuter dans les règles de l’art.
-…
-Joe Bananas était un enculé. *le mot de passe fourni par le bûcheron à Frank*
-Salut Teddy, bordel, j’suis content que t’aies récupéré la carte ! Heureusement que tu t’en aies rappelé, car là je n’ai pas d’autres choix que d’moisir dans l’trou où j’suis, une vrai galère, j’te raconte même pas.
-Ouais, j’imagine.
-Dis, t’as pu te renseigner, pas vrai? Qui ces enculés m’ont envoyé, hein?
-Bah, j’ai rien entendu d’bien important, donc j’ne pense pas qu’ils se soient fait chier pour t’attraper, si tu vois ce que j’veux dire.
-Haa..hahah… Ouais… Bah, c’est pas comme s’ils m’envoyaient l’Imperméable, pas vrai, ‘eh!
-Tu l’as dit.
-Bon écoute, va falloir qu’tu viennes me chercher, Teddy, faut absolument que j’me tire d’ici, ça te gêne pas?
-Pas le moins du monde, Jorge.
-Je sais que j’devrais pas t’foutre dans mes sales affaires mais… j’te revaudrais ça, sois en sûr!
-Entre amis, tu ne me dois absolument rien, t’en fais pas.
-D’accord, bon, retrouve-moi au Wholesale Furniture warehouse, une vielle boutique fermée depuis des lustres.
-A toute de suite, alors.
Le feu de circulation annonçait son agaçante lueur rouge, mais Frank n’en tînt pas compte, trop pressé qu’il était d’attraper sa proie. Toutefois, à mesure qu’il roulait, certaines questions circonspectes traversèrent son esprit : Même si Frank lors de l’appel téléphonique s’était efforcé d’imiter une grosse voix bourrue typique d’un bûcheron, le fait qu’il n’avait distingué aucun indice d’hésitation dans la voix de Jorge, qui dans son cas précisément se devait d’être ultra-méfiant, l’intriguait particulièrement.
Tout cela semble bien trop facile… songea-t-il, maudissant intérieurement l’éventualité qu’il se soit fait piégé. De toute manière, il devait abattre la cible, et il était à présent hors de question de faire demi-tour.
S’il devait se jeter dans la gueule du loup…Qu’il en soit ainsi.
La devanture pittoresque du vieux magasin délaissé lui apparût enfin, il caressa avec style le volant du véhicule, faisant prendre à celui-ci le virage qui le mènerait dans la petite ruelle perpendiculaire à la rue principale. Une fois le moteur à l’arrêt, Frank se pencha vers la boîte à gants, qu’il ouvrit, avant de retirer un unique cure-dent du paquet. Ce rituel qu’il effectuait toujours avant un meurtre le détendait, et lui assurait d’être au maximum de ses capacités lors de l’exécution. Il abandonna sa voiture à quelque pas de la boutique, se dirigeant vers la sortie de secours en empruntant la ruelle.
Bizarrement, la porte n’était pas fermée à clé, mais Frank se glissa à l’intérieur de la boutique en passant par la fenêtre, laquelle donnait sur les toilettes. Il avançait péniblement, conscient que quelque chose clochait, sans être tout à fait sûr de ses suspicions. Ainsi, il vérifia chacune des pièces, ouvertures, et autre placards dans lesquels pouvaient survenir le danger, sans toutefois rien n’y trouver. Une fois toutes les salles vérifiées, et n’ayant trouvé nulle trace de sa proie, Frank se décida à passer le seuil de la porte d’entrée, émettant la possibilité que Jorge se soit planqué dans le garage.
C’est alors que tout se révéla, et à dire vrai, il en était presque soulagé. Les craintes de Ruggiero s’étaient renforcées tour à tour, et l’avaient cernés dans une spirale d’effroi, mais à présent il connaissait l’apothéose, et ne s’en trouva que plus disposé à l’affronter. Lorsque le canon glacial du Magnum calibre 44 se posa brutalement contre sa tempe, il ne pût qu’abstraire avec peine un sourire nerveux naissant.
-Ruggiero, vieille enflure, j’étais certain que nos chemins allaient se croiser une fois encore. D’habitude, je reste poli, mais là, j’ferais une exception : Putain de saloperie d’enculé de rital, tu vas nous suivre bien tranquillement.
Frank jeta un regard assassin à son interlocuteur, l’inspecteur Carter Blake, et subit stoïquement l’insulte : en effet, il se trouvait du mauvais côté du flingue.
Carter Blake
Ses mains tentaient de se contorsionner dans tous les sens, de façon instinctive, de la même façon bestiale qu’un animal en cage essaierait de s’échapper, vainement. La pièce renfermait les deux hommes, seuls, l’un en face de l’autre, séparés seulement de quelques vingtaines de centimètres. Tout deux étaient assis sur une chaise. Leurs carrures, leurs morphologies, dans l’obscurité paraissaient presque identiques, à peu de choses près –sans oublier que Frank était attaché, et Blake ne l’était évidemment pas-. On ne pouvait savoir exactement la taille exacte de la salle, lorsqu’on la visitait pour la première fois, car elle n’était que faiblement éclairée par une loupiotte perché au-dessus des deux protagonistes, ainsi on avait l’impression que la pièce s’étendait à l’infini. Le faible halo de lumière qui rendait les deux personnages distinguables soulignait deux visages durs et sévères, chacun marqué par des années de combat, d’effort, et d’acharnement dans leurs luttes personnelles. Ruggiero, comme Blake, pouvait voir l’un dans l’autre une sorte de miroir déformé de leur propre existence et personnalité. Le lieutenant, mais s’il ne corroborait pas du tout les actes et la personne-même de Frank, les trouvant d’ailleurs plus que détestables et inhumains, ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine empathie envers ce criminel, car il reflétait l’homme qu’il aurait pût devenir. Il devrait haïr Frank Ruggiero, mais en vérité, ce n’était pas le cas. Il plaignait Frank Ruggiero, car il avait été assez perspicace et intelligent pour démêler l’intrigue de la vérité chez le personnage en question, et en était presque arrivé à éprouver de la pitié pour cet homme. Cet excellent combattant, doté d’un moral d’acier et de compétences presque extraordinaires aurait pu mettre ses talents au service du Bien, mais il avait indéniablement fait les mauvais choix. Frank, dans son orgueil, voyait Blake comme un défi de plus à relever, mais toujours certain de ne pas avoir trouvé son égal.
-Nous avons retrouvé le corps de Theodore McCarthy, dans l’après-midi. Apparemment, il se serait écrasé juste devant un pauvre gosse de six ans qui se promenait à cette heure dans le quartier. Pauvre gosse, pas vrai, Frank ?
Frank se décida finalement à briser la muraille de silence dans laquelle il s’était muré jusqu’alors, à priori sautant sur l’occasion pour faire preuve d’un commentaire macabre et cynique. Ce genre de jeu manichéen qui l’opposait à Blake, son némésis, l’amusait beaucoup.
-Ses parents devraient effectivement le surveiller, et lui apprendre les bonnes manières. Si cela avait été le cas, le gringalet serait sans doute encore en classe, à écouter des conneries mathématiques.
-Sans doute, Frank, sans doute. Pourquoi l’avoir jeté par la fenêtre, au juste, dis-moi?
Frank dévisagea son interlocuteur avec autant d’analyse qu’il réfléchissait aux propos de Blake. Même si son calme et sa maîtrise de soi apparente laissait à penser qu’il était parfaitement sûr de lui, il lui restait tout de même nombre d’éléments à démêler, certaines choses auxquelles il ne trouvait pas d’explications directes, ce qui l’agaçait. Soudain, il se remémora une bribe de ce qui s’était passé il y a quelques heures. Après avoir balancé opportunément le corps du bûcheron par la fenêtre, avant de sortir de l’appartement, il avait justement croisé, presque à la porte, un homme et une femme qui rentraient vraisemblablement des courses. Il se souvînt alors plus précisément du couple, certain que l’homme tenait à hauteur d’un torse un long colis empaqueté, de la taille d’un fusil.
Un large sourire éclaira alors le visage de Frank, tandis qu’il fixait Carter Blake de façon significative, l’air de dire : Bien tenté, mais le jour où tu m’attraperas n’est pas encore arrivé.
-Si le corps avait été retrouvé dans la chambre, son crâne fumant encore de la douille qu’il se serait prise, alors… tu aurais gagné la partie, Blake, conjectura Frank.
-Pourquoi l’avoir balancer par la fenêtre, Frank, merde?
-On dirait que la chance me sourit.
-Même si la chance est aveugle, la roue finit toujours par tourner, et tu le sais bien.
-Et ce jour-là, précisément, tu seras présent pour conclure ma fin, ouais, ouais, je connais le topo Blake.
Le lieutenant de police, complètement lessivé par sa journée de travail acharné et son entretien avec le criminel le plus désespérant de toute cette ville, croisa les bras contre son torse tout en basculant une partie de son poids vers l’arrière. Il regardait fixement Ruggiero, ses yeux étincelant malgré la fatigue d’une lueur de vaillance, de courage, évocatrice d’un être vertueux.
Dans sa propre vision altérée du monde, Frank Ruggiero considérait Carter Blake comme une sorte de Justicier Blanc, alors qu’il se décrivait lui-même comme un justicier de l’ombre. Dans ces-mêmes visions chimériques, Frank suivait strictement un certain code, et était persuadé de n’avoir jamais tué quelqu’un qui ne le méritait pas, d’une manière ou d’une autre. Dans le monde où Frank avait été baigné, on tranchait les membres génitaux de ceux qui refusaient de payer, ou qui parlaient plus que nécessaire. C’est ainsi qu’il évolua, toutes ses années, conscient qu’il ne pouvait que survivre dans un tel environnement, la vie n’était pas faîte pour lui. Fréquenter la mort était devenue chose habituelle. L'individualisme et l'anarchie sont les piliers de ce bas-monde: l'ordre est réglé par le révolver, la loi est celle du plus fort, ou du plus sournois.
-Tu pensais m’avoir si facilement, Blake?
-Je ne pense rien à propos de Frank Ruggiero. Je fais simplement mon devoir, en tant qu’honnête citoyen. Je ne cherche pas à comprendre tes motivations, Frank. Tu n’es qu’un mensonge, un abominable mensonge, voilà ce que je peux penser de toi.
-Un mensonge? Pourtant, j’accepte ma condition, et mes actes, alors que toi tu refuses ton passé tumultueux, pour ne pas dire, violent.
-Quoi que tu dises, Frank, nous n’avons rien en commun. Tu n’es rien de plus qu’un flingue chargé, une arme mortelle dénuée de tout sentiment.
-Je suis un combattant, un guerrier. Tes valeurs, tes sentiments… l’innocence, en voilà encore un autre, de mensonge, tiens. *Frank se recale nerveusement dans sa chaise, montrant pour la première fois quelques signes d’hésitation dans ses paroles, on le sent moins confiant, même s’il reste maître de ses émotions* Je n’ai pas à me cacher derrière un uniforme pour avoir l’illusion de faire le bien autour de moi. Si jamais tu avais l’occasion de me coller une balle en pleine tête, là, juste ici, si tu pouvais plaider la légitime défense ou une autre connerie juridique dans le genre… Tu le ferais sans hésiter, pas vrai? Alors, le Lieutenant Blake, grand héros de la Justice et de l’Ordre !... que fait-il de la compassion, de la pitié, de la justice même qu’il prétend défendre!
-Un jour peut-être, serons-nous amenés à nous battre en duel. Et si jamais cet évènement marque ta fin… Je ne pleurerais pas Frank Ruggiero, sache-le. Non, je pleurerais l’homme qu’il aurait pût devenir, s’il n’avait pas pris tant de mauvais chemins.
-Tu ne réponds pas à ma question.
-Peut-être que c’est à toi d’y répondre, Frank.
Carter Blake s’érigea promptement de son siège, s’éloignant dans l’obscurité, quittant son prisonnier sur ces dernières paroles. Une porte s’ouvrit, avant de se clore rapidement, laissant Frank tout à ses méditations.
Cette longue cage métallique filait à toute allure dans le dédale de tunnels sombres qu’était sa route. Frank avait finalement été relâché par Blake, et avait pris son transport de nuit habituel, le métro. Assis au fond de la cabine, son regard planté fixement sur les semelles de ses chaussures, il était conscient qu’un petit groupe de voyous situé à son opposé, six mètres plus loin, l’observait d’une façon à priori menaçante, qu’ils ponctuaient par des ricanements provocateurs.
L’un d’eux lança à l’encontre de notre protagoniste une insulte des plus atypiques:
-Alors vieillard, qu’est-ce qu’on fait tout seul, aussi tard? Tu devrais d’jà être au pieu, vieux con!
Il ne fallut à Frank qu’à poser sur le voyou un regard assassin, cruel, pour dissuader le jeune abruti de tout acte de courage inconscient, ce que j’appellerais plus communément folie.
Un peu plus tard dans la soirée, alors qu’il rentrait paisiblement jusqu’à son appartement, certaines de ses craintes repoussées plus tôt refirent surface, encerclèrent sa circonspection professionnelle.
De toute évidence, on l’avait vendu, cela il l’avait deviné dès le début. Et ceux qui y étaient pour quelque chose, partenaires avec Blake et ses flics certes, devaient être sûrs que Frank allait se faire arrêter, sinon ils n’auraient pas pris le risque. Ses suspicions convergèrent directement vers ses employeurs qui lui avaient filé le contrat: Stefano D’Agostino et Lorenzo Galante, des associés internes plutôt respectés d’une autre équipe de l’Outfit, qui bossaient dans l’équipe de Frank Caruso « Tootsie ». Frank n’avait absolument rien à envier à ces deux merdeux, il était déjà une légende dans les rues de Chicago. Seulement, la possibilité que les deux gamins aient essayé de le doubler, lui, l’intriguait. Ce simple soupçon l’amena à dormir à l’hôtel cette nuit-là, réfléchissant aux évènements de la veille, et de ce qu’il allait faire le lendemain.
Le lendemain.
Arnold l’attendait à bord de son habituelle Lincoln couleur gris-beige, terrée au fin fond du neuvième étage d’un parking circulaire du centre-ville. Lorsque Frank pénétra au sein du véhicule, Arnold Ragonese l’accueillit d’un bref signe de la tête ; cette même tête semblait pendre péniblement dans le vide, comme si elle était accrochée à un corps décharné. « Arnie la tise », comme on l’appelait, s’était déjà enfilé ses trois verres de cognacs matinaux. Cette situation quelque peu loquace ne parvint pas à arracher le moindre sourire du visage sévère de Ruggiero. Il était déterminé à ne pas perdre de temps, et éclaircir cette histoire au plus vite.
-J’ai entendu un bon tas de rumeur, ces derniers temps, Frank, et pas des plus joyeuses, enfin, ça dépend pour qui, j’imagine, pas vrai ? Ouais, c’est sûr, j’sais ce que t’en penses, mais… Enfin merde, on s’en branle à la fin. Les infos juteuses, que personne à priori ne connaît, ça m’connaît, ça oui, mais…
Frank anticipa la suite de la phrase, trop pressé qu’il était d’en savoir plus, et lui tendit donc quelques liasses préalablement sorties de son imperméable.
-Cela devrait t’inciter à me cracher ces informations, Ragsy.
-Toujours aussi avisé, Frankie, décidément, tu es resté le même depuis les vingt ans que je t’ai rencontré.
-Certaines choses ne changent jamais, Arnie.
-Bon, alors, accroche-toi bien car, que dis-je, fous ta ceinture ! Ha ha… Ahem, car ce sont de très fâcheuses nouvelles, et si elles concernaient n’importe quel autre type que toi, j’lui aurais déjà commandé son cercueil. Pour faire bref, quelqu’un de plutôt bien placé t’en veux, Frankie, à mort.
Arnold l’informateur s’interrompit brièvement, pour jauger le visage de Frank, dans le but d’en tirer une expression de surprise ou d’inquiétude. Il n’y entrevit aucune de la sorte et, connaissant assez son interlocuteur, cela ne l’étonne pas le moins du monde, finalement. Il poursuivit.
-Le seul ami commun qu’on n’ait jamais eu, Frank.
-Tootsie, s’exprima Frank dans un souffle.
Arnold Ragonese
Lorsque qu’il franchit l’entrée du VIP's Gentlemen's Club, Frank reçut en plein visage une bouffée de l’ambiance festive et dépravée qui se dégageait de cette boîte de nuit. Une bonne vingtaine d’hommes, d’une tranche d’âge qui allait de 18 à 55 ans, était agglutinée aux différents podiums, au sommet desquels se prélassaient, voluptueuses et sans doute complètement refaites, les danseuses.
Frank Ruggiero se déplaçait à travers la salle à grands pas, tous ses sens aux aguets. Sa proie n’était plus très loin. Sous son imperméable, et du fait qu’on ne voyait presque pas ses pieds avec toute cette foule, on aurait dit que le corps de l’assassin flottait, se mouvait en continu. Il aperçut finalement l’homme qu’il recherchait, qu’il trouva sans surprise affalé dans un siège confortable, avec une poule sur les genoux, qu’il tripotait nonchalamment tout en fumant une Dunhill, ses favorites. Frank enfonça ses mains profondément dans les poches de son manteau, après avoir rabaissé la visière de son chapeau. Terré dans l’ombre d’un recoin de mur, le chasseur observait sa proie, patient. Même si l’envie d’abattre directement ce traître était présente, Frank était un professionnel. Cependant, l’attente n’émoussait en rien la ferme résolution du tueur. Bien au contraire, ce sursis aiguisait sa force, et amplifiait sa soif de sang, et de vengeance.
Vînt enfin le moment tant attendu, où Tootsie s’érigea promptement après avoir littéralement jeté sa compagne d’un soir sur le bas-côté, et se dirigeant avec désinvolture vers les toilettes. Exactement comme Frank l’avait anticipé. Tootsie, ce soir-là, lorsqu’il se dirigea vers les WC, n’imagina même pas que, dans son sillage, une ombre meurtrière prolongeait ses pas.
La configuration spatiale des toilettes était parfaite pour un assassinat en règle, et d’ailleurs ce ne fût pas la première fois que notre protagoniste opérait dans cet endroit, il le connaissait plutôt bien, pour avoir exécuté, tabassé, défiguré, démembré même, certaines de ses victimes. En effet, après avoir franchi le pas de la porte, on devait continuer de marcher cinq mètres plus loin jusqu’aux pissoirs, et ainsi donc, nulle peine de se retourner ou de prendre un virage. Du moment que Frank se faisait silencieux, Tootsie n’avait aucune raison de se retourner. Frank pris la décision de laisser le temps à son vieil ami de vider sa vessie, dégainant quant à lui sa dague fétiche, un Fairbairn-Sykes.
Dans la carrière d’un tueur à gage, il est de renommée que le couteau est la dernière arme qu’on apprend à utiliser. D’abord, on commence par étudier les armes à longue distance, puis au fur et à mesure, on s’approche à bout portant, jusqu’à expérimenter les joies vicieuses de trancher une gorge de façon impeccable. Ruggiero saisit brusquement Caruso d'une poigne féroce, lui renversant la tête en arrière avant de placer techniquement le pointu de sa lame contre la gorge de sa victime, d’une telle manière que Tootsie n’avait aucun moyen de contrer cette attaque soudaine. A ce moment-là, tout jouait contre le pauvre bougre : la surprise de l’attaque, son impitoyable efficacité, la peur de mourir mêlé à un sentiment d’incapacité de se tirer de cette situation malheureuse. Frank savait tout ça, après des années d’expérience, l’on sait parfaitement comment faire naître une peur grandissante chez son ennemi. Tootsie parvînt à haleter quelques paroles inaudibles, quelques larmes nerveuses perlant dans le coin des yeux. Frank Ruggiero lui susurra quelques paroles d’adieu, sobres, avant de lui trancher la gorge, net.
7 ans plus tard...
La voie de l'assassin, il l'a quittée pour suivre un chemin légèrement différent. Une route qui le mène dès 2006 en Californie, à Los Santos. Son ascension au pouvoir, la montée en puissance de ce qui deviendra la plus importante entreprise criminelle liée à Cosa Nostra dans cette ville... tout le monde connaît cette histoire, plus ou moins. Frank ayant assumé un rôle de grand patron très discret, voire fantomatique, il m'est extrêmement complexe de relater ses divers faits et gestes de façon précise. Mais ne vous inquiétez pas, car il reste encore des choses à découvrir, d'autres mystères à percer...
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"La lassitude du tueur"
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"Cercle de Sang"
"Back to war"
Dernière édition par Frank Ruggiero le Sam 5 Avr - 14:59, édité 10 fois
Frank Ruggiero- Messages : 7023
Date d'inscription : 08/05/2011
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Chapitre VII: Malavita
Frank Ruggiero est un vieux renard gris, un animal nocturne et crépusculaire. Il ne supporte ni la lumière, ni les coups de projecteur. Ces derniers temps, toute une flopée de lampes et de néons lumineux semblait essayer de faire sortir la créature de l’obscurité depuis laquelle elle se terrait. Il était devenu une bête traquée. C’était la guerre, mais loin d’être la première de la décennie. Plusieurs mois d’extrême prudence doublés d’une paranoïa relativement maîtrisée passèrent, et l’on pouvait affirmer le conflit opposant Italiens et Juifs terminé, une fois de plus. Frank ne changea pas tellement ses habitudes, mais il pouvait au moins sortir la tête de l’eau, et inspirer une bouffée d’air frais, recevoir les premiers lourds rayons de soleil du printemps sur son visage sec et émacié.
« J’avais fini par oublier ce que ça faisait que de s’exposer dans un de nos quartiers. On risque la mort, mais au moins, on se sent vivant. Tu vois ce que je veux dire? »
Christian Gianetto, son capitaine attitré, opina du chef, son expression faciale exagérée portant à croire qu’il comprenait exactement où son patron voulait en venir.
-Le paradoxe, Christian, c’est qu’on a besoin d’avoir la mort toute proche, pour se sentir en vie.
-Ouais, ce petit frétillement du danger, la même sensation qu’un gros cul brésilien se trémoussant devant toi.
Frank poursuivit l’expression de ses réflexions, ignorant la remarque peu pertinente, selon lui, de Gianetto :
-Je me suis promis dix minutes au soleil. Chaque jour, je vais me forcer à risquer un peu plus ma vieille peau. Je dois y aller progressivement.
-J’te raconte pas.
-C’est comme un type qui a vécu cinquante ans dans une caverne. S’il se décide à sortir de son trou, comme ça sans faire gaffe, le soleil finira rapidement par l’aveugler et lui brûler la peau. Il faut qu’il sorte la tête petit à petit, avant de pouvoir supporter les UV.
-Sûr, faudrait pas attraper un coup de soleil, ou de plomb.
-… ou de plomb.
Gigi Cagliani était de retour en ville, ainsi que George Fruzetti encore plus récemment. L’apparition quasi-simultanée de ces figures nostalgiques de la Famille Ruggiero apporta à Frank une improbable satisfaction. La paix relative qui régnait depuis la fin de la guerre et ces vieux compagnons émergeants du passé annonçaient une ère a priori prospère, et agréable en affaires. Les recettes qui étaient déjà au rendez-vous depuis des mois, même en période de conflit intense, allaient sans aucun doute s’amplifier. Le vieil homme déambulait dans la petite chambre qui lui servait de cache, localisée dans un lot d’appartements récemment construit à North East. Mais les affaires ne l’intéressaient pas tant que ça, ces pensées qu’ils se mettaient en tête n’étaient qu’une excuse. La guerre s’était achevée, et tout revenait à la normale. Le frisson de danger qui l’avait parcouru au cours de cette période risquée l’avait extrait à son quotidien morose et ennuyeux. En toute logique, la pression aurait dû se relâcher, il aurait pu « souffler un coup », dixit le jargon populaire. Cependant Frank était un homme cerné de paradoxes. Le « champ de bataille » était l’endroit où il se sentait le mieux, le casse-pipe. Quand il pouvait se battre, survivre… sans penser à ses troubles intérieurs. Lorsque qu’il était face à la mort, ou qu’il était en mesure d’octroyer celle-ci à un adversaire, voilà ce qui le rendait heureux, selon lui. En dehors de cette sphère violente et primitive, il devait faire face à la société moderne. Peut-être aurait-il dû naître à une autre époque, dans d’autres circonstances… même si au fond, le problème venait de lui. Il se rendit compte de ce qu’il avait été tout au long de sa vie, avant de devenir ce qu’il était aujourd’hui. Il était autrefois un guerrier, un combattant, affûté par des années de pratiques meurtrières. Il se contentait à l’époque d’exister, de survivre, tout simplement, dans l’extase de l’action, égaré au bord du précipice qu’était la mort. Il n’était plus que l’ombre de cet homme-là qui fût si indifférent et détaché de tout. A cette époque-là, il n’avait pas le temps de se poser des questions outre celles qui concernaient sa ligne de profession. Pourtant, tous les efforts qu’il avait mis en œuvre visaient l’objectif qu’il avait atteint aujourd’hui. Alors, l’évidence fit surgir un sourire ironique, puis triste, qui se figea sur son visage à la mine grisâtre.
Il stoppa net sa marche absurde et sans but, comme frappé par une évidence trop longtemps évitée. Voilà ce qu’il sentait remonter depuis plusieurs minutes ; des larmes de tristesse refoulées au long des décennies. Sa façon d’être, son attitude, son caractère, lui avaient peut-être permis de réussir en ce bas-monde, il n’en reste pas moins que ces expériences l’avaient profondément troublé. Marqué au fer rouge par une douleur sans nom, une souffrance qui le tiraillait au plus profond de son âme. Voilà ce que ressentait sa conscience, et son cœur – un long poignard effilé creusant une plaie ouverte depuis le début, déchirant ses viscères à l’infini, tailladant sans répit les entrailles de son être. Tel Atlas portant le fardeau de la culpabilité et des regrets, Frank gardait en lui une peine trop importante, le fardeau d’un individualisme fanatique, repli sur soi poussé à l’extrême. Il avait sciemment fait le vide autour de lui. Aujourd’hui et depuis longtemps, le vide s’était incrusté à l’intérieur. Et qui a-t-il de pire que le néant.
« Quand tu regardes l'abîme, l'abîme regarde aussi en toi.", disait Nietzsche. Tel peut-être le danger de l’introspection, lorsqu’on commence à regarder franchement à l’intérieur de soi, et qu’on n’entrevoit rien qu’une parcelle de la dangereuse vérité.
Quand les pleurs brouillèrent sa vision, il réalisa enfin le puits de souffrance qui s’était creusé en lui, progressivement, dans l’ombre du criminel froid et impitoyable qu’il pensait être. Tout était si ridicule. Pensait-il vraiment pouvoir échapper à sa nature humaine ; se croyait-il capable de fuir éternellement ce vaste monde des sentiments? Grotesque, vain. Il leva ses yeux embués vers le ciel, comme pour adresser une puissante complainte à une entité divine en laquelle il n’a jamais crue. Il ne lui rit plus au nez, à présent, il comprend. Il accepte avec modestie son impuissance, il ne dénie pas le fait que certaines choses soient hors de son contrôle. Des choses qui le dépassent, même lui.
Le violent tourbillon émotionnel prend fin, lentement. Frank est sur ses genoux, les mains plaquées contre son visage, comme s’il voulait inconsciemment retirer le masque derrière lequel il s’était toujours réfugié. Un masque de haine et de cruauté, un masque de solitude et de tristesse.
Peut-être était-ce l’aboutissement logique de plusieurs années de méditation existentielle, ou plutôt du conflit intérieur permanent auquel il s’est livré avec tant de maladresse, lui si peu habitué à douter de lui-même. Naturellement pessimiste, Frank en doutait. Mais au-delà de la honte instinctive qu’il éprouvait après avoir pleuré, il se rendait finalement à l’évidence. Il n’était qu’un homme, après tout. Il avait ses faiblesses, et cette étape singulière lui aurait permis de les découvrir plus ostensiblement. Restait à savoir ce qu’il allait en faire ; continuer à les dissimuler, ou les corriger définitivement?
Frank transporta son vieux corps décharné et usé jusqu’à la salle de bains. De là, il ouvrit le robinet, laissant l’eau froide couler. Il fixa quelques instants son reflet dans la glace. Sa mine patibulaire, usée ; sa peau terne et parcheminée, le dégoûtèrent rapidement et l’incitèrent à s’envoyer plusieurs décharges d’eau glaciale en pleine figure. Tout en s’essuyant le visage à l’aide d’une serviette, il se dirigea ensuite vers la fenêtre du petit appartement qu’il louait depuis plusieurs semaines. De son poste d’observatoire banal, il observa le monde extérieur, les hommes et femmes vaquant à leurs occupations individuelles sans se douter du regard transcendant que Frank portait sur chacun d’eux. D’habitude, il ne se serait jamais exposé « publiquement » de cette manière. Agir ainsi n’était pas recommandable pour un homme dans sa position, mais cela lui importait peu après ce qu’il venait d’éprouver dix minutes auparavant. Dans chaque piéton qui traversait la rue, chaque conducteur manoeuvrant son véhicule pour aller au travail, chaque mère accompagnant son enfant à l’école… derrière chacune de ces formes, ces silhouettes, ces individus, il y avait une vie. Il y avait en chacun d’eux un passé, une expérience, un futur, un avenir. Frank, pour la première fois, s’en rendait véritablement et sincèrement compte. Un constat qui l’interloquait et le laissait sans voix, en même temps qu’il le blasait profondément. C’était comme s’il avait eu la tête sous l’eau, et qu’on venait de le faire émerger. Peut-être était-ce juste sa position de faiblesse du moment qui l’empêchait de mépriser, comme il l’aurait fait habituellement, tous ces gens lambda et médiocres. Un rictus nerveux éclaira brièvement son visage, alors qu’il se demandait s’il allait de nouveau fondre en larme. Son sourire finit par s’élargir. Sincère, ou cynique? Peut-être un peu des deux. Frank Ruggiero n’est finalement qu’un homme - ni tout noir, ni tout blanc. Pas foncièrement et totalement mauvais, ni profondément bon. Il est un homme, parmi tant d’autres hommes, exemple cruel de ce que peut produire la société. Un gosse, qui devait avoir aux alentours de onze ans, s’arrêta sur le trottoir en contrebas pour lui adresser un signe bienveillant de la main, tout plein d’innocence. Le vieil homme patibulaire fit de son mieux pour rendre à cet enfant ne serait-ce qu’un quart de la bienveillance qu’il s’était vu accordée. La mère, dans le sillage de sa progéniture, arbora également une expression pleine de gentillesse. Frank continua de regarder dans leur direction bien après leur passage, très certainement sujet à de nombreuses réflexions. La sonnerie peu subtile d’un SMS vint perturber son moment d’introspection ; il devina que c’était son unique capitaine du moment Christian, ou bien son conseiller Mike, qui demandaient à le voir. Il se promit intérieurement d’envisager certains changements à l’avenir, avant d’atteindre le calibre .22 placé sur la commode et se replonger dans le monde méprisable et glauque du crime organisé – son monde.
Mike Galeazzi, sa coupe de cheveux de moins en moins bien coiffée à mesure que les années, et les difficultés, s’abattaient sur ses épaules, attendait le grand patron au Feelgood, un lounge en plein cœur de la frétillante Delfino Street. Frank, après avoir traversé la salle, monta l’estrade qui le séparait de son consigliere.
Vinrent les sempiternelles salutations coutumières, un enlacement amical et une bise, ainsi que quelques formules procédurières des plus stériles :
« -Ca va Frank ?
-On fait aller, tu sais. »
Ils évoquèrent rapidement les affaires en cours, plutôt florissantes, ainsi que la réunion à venir avec Jesus « Jeez » Castrellon et ses acolytes hispaniques, avant que Mike ne prenne la parole et évoque un sujet plutôt inattendu.
-Ecoute Franky, je veux pas passer pour un connard ou autre… mais tu commences à t’faire vieux, tu trouves pas? glissa-t-il, presque l’air de rien, ce qui échauffa sérieusement Frank, qui se retînt de lui arracher les yeux.
Il était assez lucide pour comprendre tout ce que pouvait sous-entendre une telle phrase, venant d’un de ses proches collaborateurs. Ces mots lui suffirent pour comprendre que Mike cherchait à l’éloigner du terrain, devenir son second direct ou même éventuellement le remplacer définitivement.
-Je suis encore capable de mettre un pied devant l’autre, de me déplacer tout seul, j’ai pas besoin qu’on m’aide à me torcher le cul quand je vais aux chiottes. Encore capable de gérer cette famille et de la faire prospérer, ce que j’ai toujours fait depuis maintenant des années, répliqua Frank sans détours.
-C’est pas de ça que j’te parle, ne prends pas la mouche.
-De quoi tu me parles, alors ?
-J’pense qu’il est temps que tu nommes une personne qui te remplace sur le terrain, voilà tout. Pas te remplacer tout court, sûrement pas. Je pensais à Christian, tu sais, en ce moment il tient plus en place. Récemment j’ai dû désamorcer une embrouille entre lui et Jojo, et là il devient de plus en plus pressé d’obtenir la promotion dont vous aviez parlé.
-Et alors? Je vais te répondre la même chose qu’au début – patience, il attendra. Je n’ai aucune raison de le faire monter actuellement, il fait du bon boulot à son poste, et qui de fiable le remplacerait ?
-Jojo pourrait le remplacer, il cartonne en ce moment.
-Fruzetti pourrait se tirer n’importe quand, c’est encore trop tôt depuis son retour pour lui accorder toute notre confiance. Je t’ai entendu, tu me conseilles de prendre un second, remplacer Fat Joe, ou prendre quelqu’un à l’ancien poste de ton frère. J’y penserais, en attendant, garde un œil sur Christian. S’il ne tient plus en place comme tu dis, alors il va falloir le surveiller.
Frank devina que le futur proche ne s’avèrerait pas aussi calme que ce qu’il espérait. Au fond de lui, il sentit une certaine excitation.
-Je vais pas y aller comme mon frangin, à te forcer la main, fit Mike, faisant référence à l’acte couillu que son frère Ray Galeazzi avait fait, en forçant Frank à le faire passer street-boss, peu avant de mourir sous les balles des hommes de Filkowski.
-Regarde où ça l’a mené, remarqua Frank, presque sarcastique.
-Ca n’a rien à voir – il t’a sauvé la vie, répliqua Mike, se contenant.
-Oui, c’est ce que je dis, regarde où ça l’a mené, répliqua le vieil homme, se contrefoutant du respect qu’on devait accorder aux morts. Ray Galeazzi avait travaillé honorablement pour la famille, il ne le remettait pas en doute, mais il avait eu le culot de lui forcer la main. Il méritait son sort.
La conversation, beaucoup plus longue en réalité et dont on vous passera les détails, fut interrompue par l’arrivée de Mario Rigazzi, un vétéran de la famille que Frank avait envoyé il y a plusieurs années gérer des affaires de casino à Atlantic City. Peu après Christian arriva également. Frank remarqua directement que ce dernier n’avait pas l’air dans son assiette. Lorsqu’ils se saluèrent, le vieux patron tapota avec le côté de sa main la nuque de Christian, à plusieurs reprises, telle une guillotine s’abattant sèchement sur sa victime. Il continua à faire mine de négliger la présence de son capitaine, ce qui faisait partie d’un plan tout juste improvisé.
Lorsque Mike et Mario prirent congé, Christian demeura sans surprise à la table, l’air rongé par quelque préoccupation. Frank jugea bon de maintenir le silence, incitant Christian à parler le premier, à cracher ce que ses tripes lui commandaient de dire. Son sang s’échauffait à vue d’oeil. Frank en déduisait qu’il allait finir par commettre une erreur, se trahir lui ou quelqu’un d’autre.
-Putain, le traître, qu’est-ce qu’il t’a dit, hein ?... s’enquit-il, à bout de nerfs, ne résistant pas au regard faussement révélateur de Frank.
Devant les yeux de Frank qui prirent une expression sévère, Christian laissa désespérément libre cours à ses pensées spontanées :
-Saloperie de faux-cul, tu sais ce qu’il dit dans ton dos, Frank ? Il est déjà en train de se vanter dans les rues qu’il est le nouveau patron, t’y crois ça !
C’est à partir de là que Frank commença à se servir de Christian comme d’un pion, du moins c’était ce qu’il envisageait de faire. Le ranger de son côté maintenant que Christian se rendait compte de la traîtrise imaginaire de Mike. Du moment que Mike et Christian étaient opposés, sa position à lui restait sûre et sécurisée, relativement. Il ordonna à Christian de jouer un faux-jeu avec Mike, histoire de tâter les ambitions meurtrières de ce dernier. Un cercle de manipulation et de mensonge se mettait en place dans les hautes sphères de la première famille criminelle de San Andreas, Frank le savait. Il était menacé et allait devoir redoubler de prudence, encore.
« On ne change pas les bonnes vieilles habitudes », se rendit-il compte dans un murmure soupiré. Peut-être que les évènements à venir lui permettraient d’oublier quelques temps les récents troubles spirituels qu’il éprouvait, du moins il l’espérait.
Unity Station, la gare de Los Santos, quelques heures plus tard. Deux individus cachés par les vitres teintées d’une Bentley M9222006, semblent avoir une conversation déterminante.
Les mots que Gianetto glissait à l’oreille de Mike s’infiltraient dans son esprit, torturant ses sens, ébranlant certaines de ses convictions.
Finalement, Mike en eût assez, et mit fin à la discussion.
-J’en ai assez entendu, on croirait entendre mon frère.
-Ton frère avait raison. Tu devrais prendre exemple sur lui, c’était un grand homme. Prends garde lorsque tu marches dans les rues, tourne-toi régulièrement… car ce vieil homme ne te laissera pas vivant.
Les craintes de Mike l’amenèrent à penser qu’une mise au point avec le vieux loup qu’il fréquentait depuis toutes ces années, un homme qu’il ne connaissait pas réellement au final. Malgré tout, certains principes l’empêchaient pour l’instant de commettre l’irréparable, surtout en sachant que Frank avait sans doute prévu des goupilles, des plans mortels qui s’enclencheraient –ou qu’on enclencherait en son honneur- si jamais il venait à mourir précipitamment. Pour l’heure, une chose était sûre, il devait le revoir et mettre les choses au point.
« […] je vais faire un face à face avec cette grenouille. »
La personne dit (Téléphone) : Frank, je sais ce que tu crois, mais c’est faux. Je te donne ma parole, on doit se voir, aucun mal ne te sera fait. Je ne suis pas l’ennemi. Je pense qu’il est grand temps qu’on pose sur la table tout ce qu’on a à se dire.
La personne dit (Téléphone) : Je n’ai rien en particulier à te dire Mike, si ce n’est que les choses vont continuer telles qu’elles sont actuellement.
La personne dit (Téléphone) : Je sais ce que tu penses, ce que tu crois qu’il va se passer. Mais ça n’arrivera pas. Tu as ma parole.
Mike, les cheveux en bataille et les yeux légèrement rougis par l’anxiété et la fatigue, était avachi au fond du fauteuil, l’œil rivé sur l’entrée de ce qui était à présent son ancien appartement, dans l’ombre des bâtiments de Delfino Street surplombant une impasse, réputée pour accueillir divers trafics illicites et autres faits divers. Son regard coulant éternellement dans cette direction, Mike observait le perron de la porte, là où Frank n’allait pas tarder à apparaître. Comme d’habitude, il aurait l’air méfiant, circonspect, suspicieux… n’accordant sa confiance à personne, pas à même à lui, son consigliere, qui l’avait servi honorablement et fidèlement toutes ces décennies. C’étaient peut-être les règles tacites du milieu, mais en la personne de Ruggiero, elles étaient poussées à leur paroxysme. Des règles individualistes, égoïstes, le primat de soi-même sur les autres. Mike laissa échapper un soupir blasé, se demandant dans le même temps comment Frank pouvait vivre continuellement avec des idées noires et désabusées en tête.
La pièce presque entièrement plongée dans le noir, un téléviseur diffusant la « neige » et les bruits agaçants d’une chaine non-programmée. Frank n’allait pas tarder.
Frank Ruggiero posa un œil sur l’écran de télévision, avant d’observer avec circonspection l’obscurité alentours. Mike quant à lui adressa un signe de tête à l’homme d’ombre se tenant face à lui, l’invitant à s’assoir :
-Assieds-toi Frankie, fais comme chez toi, l’invita-t-il sobrement.
Ce dernier ne se fit pas prier, et se dirigea vers le sofa, sur lequel il se laissa choir lourdement, avant d’adopter une posture confortable et assurée, presque arrogante.
-On broie du noir, Mike ?
-On ne peut plus noir, Frankie.
-Je pense que tu dramatises la situation… explique-moi ton problème.
-Tu sais très bien… ouais, tu sais très bien le pourquoi de cette situation.
Frank haussa les épaules dans un profond soupir.
-A vrai dire, pas vraiment. Pourquoi Christian est venu te voir, alors ?
-C’est là le problème.
Mike leva sa main droite vers Frankie, jusqu’ici non visible par celui-ci, faisant comme un « stop » avec cette dernière. Cela pourra aussi rassurer Frank sur le fait qu’il n’a pas d’arme.
Frank passe un bras par-dessus le dossier de son siège, adoptant une posture nonchalante pleine de confiance.
-T’es en danger Frankie. T’es prévenu maintenant. Je ne suis pas le danger.
-En tout cas, ça ne viendra pas de Christian. Gianetto me mange dans la main, en ce moment, Mike.
Mike entre-ouvrit la bouche sur ces derniers mots, provoquant un léger ricanement rauque.
-Il veut que je te refroidisse, reprit-il sur un ton plus neutre.
Devant la mine sûre et indubitable de Frank, Mike comprit que quelque chose clochait.
La question semblait hanter l’esprit de Mike :
-Qu’est-ce que tu lui as dit, l’autre soir, au Feelgood ?
-Si jamais je mourrais subitement, d’autres tomberaient inévitablement dans mon sillage.
-Et c’est les tacos qui les élimineraient ? interrogea Mike du tac au tac.
-Les hispaniques, pourquoi pas, fit Frank, volontairement évasif.
-Qui ça serait d’autre ?
-J’en sais rien, j’ai de l’argent, et ça suffit pour une assurance post-mortem.
-Qu’est-ce que t’as dit à Chris l’autre soir.
-Pas grand-chose d’autre… en fait, je l’ai laissé parler.
-Et qu’est-ce qu’il a dit, fit Mike, de plus en plus insistant.
-Son imagination lui a joué des tours. Il t’a vu avec moi d’abord, paisiblement, et a remarqué que je lui accordais une attention négative. Qu’en a-t-il déduit ? Que tu l’avais en quelque sorte trahi.
-D’accord.
-Alors il m’a posé des questions, j’ai fait semblant de connaître les réponses. Et il s’est rapidement retourné contre toi, expliqua Frank, le plus calmement du monde.
-Donc…
-Si je te dis ça, c’est car tu es mon conseiller, et que malgré tout, j’ai encore confiance en toi.
-Il veut que j’fasse le sale boulot, pour ensuite s’occuper de moi – il veut que je te refroidisse, Frankie !
-Non, je ne pense pas.
-Si, il a essayé d’me monter contre toi, il-..
-Tu ne comprends donc pas ? le coupa Frank.
-NON, je ne comprends pas, répliqua Mike férocement, se contenant pour ne pas hurler au visage de son interlocuteur.
-C’est là qu’il joue son rôle d’agent double, glissa malicieusement Frank. Il essaie de te pousser à me tuer, voir si tu vas le faire. Si tu avais accepté de m’appuyer, il serait venu m’informer, et aurait eu sa promotion. Christian ne compte pas me tuer, actuellement, conclut Frank, toujours l’air aussi serein et maître de la situation.
-Alors ça me rassure… acheva Mike, d’un ton peu crédible, commençant à intégrer.
-Si j’ai fait tout ça, c’était également pour me rassurer. Et stratégiquement, je préfère cette situation plutôt que vous avoir tous les deux « contre » moi, entre guillemets.
-C’est plus clair, d’un coup…
Frank inclina la tête vers l’avant, acquiesçant sobrement.
-Maintenant, je te conseille de garder le coup d’avance que tu as sur lui, ceci afin d’élargir ton champ d’action.
-L’ignorance que je suis allé te parler, dans un premier temps.
Frank opina du chef, s’autorisant un maigre sourire.
Il ne se doutait pas que très bientôt, cet équilibre précaire sur lequel il pariait, n’allait pas tarder à s’effondrer.
Quelques semaines plus tard.
Après avoir inséré la pièce dans la cabine et saisi le numéro, le bip sonore retentissait machinalement dans l’oreille de Frank.
Il Prend l'appel
La personne dit (Téléphone): Sonny, c'est Frank à l'appareil. T'es disponible pour une petite virée?
La personne dit (Téléphone): Bordel, on peut s'faire ça s'tu veux.
La personne dit (Téléphone): J'dois aller voir Mike pour lui annoncer quelques nouvelles.
La personne dit (Téléphone): Tu es?
La personne dit (Téléphone): Okay, où est-ce que t'es là? - Frank, Frank.
La personne dit (Téléphone): Ouais, ouais, mais tu es -où-?
La personne dit (Téléphone): Parking de Santa Maria Beach.
La personne dit (Téléphone): On s'voit là-bas?
La personne dit (Téléphone): J'ai rencontré Mike par hasard sur mon chemin.
La personne dit (Téléphone): Dac, toujours besoin de moi?
La personne dit (Téléphone): Ouais, si tu peux venir, c'est toujours mieux, on sait jamais.
La personne dit (Téléphone): Tant que tu m'dis où t'es.
La personne dit (Téléphone): J'suis sur l'auto-route qui mène vers SMB. Sultan noire, garée. Juste après la piscine municipale de Marina, tu vois?
La personne dit (Téléphone): J'arrive.
Santino Calabrese, légende urbaine bien réelle du crime organisé de Los Santos, ne tarda pas à arriver dans une voiture similaire à celle que Frank avait achetée récemment.
-Alors c'est ça, ta version gold deluxe? interrogea Frank sur un ton dubitatif.
- Exact, confirma Sonny Breeze.
- A part la couleur, j'vois pas ce qu'elle a de plus que la mienne, fit remarquer Frank.
- L'intérieur, le moteur et que c'est une édition limitée qui dure depuis l'ère du fameux Wu Tang.
- J'plaisante, elle est magnifique ta bagnole, Sonny.
- J'sais bordel d'merde, fit Sonny, craquant un large sourire carnassier en regardant son homologue.
Frank tourna la clé, faisant démarrer le véhicule dans un rire étouffé.
Quelques minutes plus tard, la voiture de sport aux vitres teintées avait pris position sur le petit parking, quasiment désert, de Santa Maria Beach. Malgré qu’il faisait encore tôt dans la matinée, on pouvait de temps en temps apercevoir des badauds se promener sur la plage, ou alors de simples résidents en train d’ouvrir les volets de leurs fenêtres, fumer une clope sur leur balcon… Aussi, la fête foraine toute proche n’avait pas encore ouvert ses portes, ce qui ravit Frank, peu désireux de voir débouler une foule d’abrutis congénitaux se précipiter chez les forains pour s’y faire bêtement arnaquer. Sonny et lui patientèrent un bref instant, appréhendant l’arrivée de Mike. Ils ne tardèrent pas à apercevoir la voiture de ce dernier déboucher en coin de la route, approchant le parking. Visiblement, il était seul dans le véhicule. Le consigliere se gara juste à côté d’eux, éteignant le moteur. Sonny, qui avait pris le volant, gardait volontairement le leur allumé, prêt à démarrer en trombe si cela s’avérait nécessaire. Mike finit par s’extirper de son véhicule, et grimper à l’arrière de la Sultan.
-Hey Mike, pas eu d’emmerdes depuis hier ? lança Frank, brisant le silence.
-J’étais cloîtré dans ma planque, j’ai appelé le maximum de monde.
Frank leva imperceptiblement la tête vers son conseiller, comme pour dire « Et donc ? »
-Luchy est de notre côté, les associés de Jordie aussi.
Le vieil homme pianotait sur quelques touches du tableau de bord, augmentant le volume de la musique, technique ancestrale pour parler sans qu’un micro ne puisse enregistrer correctement une conversation.
-De toute façon, c’est fini, annonça Frank sans détour. Sonny et Fat Joe se sont occupés de Christian.
Mike prit une mine soulagée après les mots de Frank, lâchant un long soupir d’apaisement.
-Et pour LaCioto, LaCiota… quel est son statut? demanda Santino, visiblement très enclin à descendre le concerné, si tel était le souhait de Frank.
-LaCiota, j’ai décidé de le garder en vie pour l’instant, répondit Frank, tout en observant la réaction de Mike discrètement à travers le rétroviseur central. Le renard gris savait très bien qu’il y a quelques nuits, Christian et James LaCiota s’étaient introduits chez Mike pour le tuer, mais ce dernier s’en était sorti par miracle lorsque, réfugié dans sa chambre avec une carabine M4, il sauta dans la piscine par sa fenêtre, laissant ses ravisseurs débarquer à une seconde près dans une chambre désormais vide. Frank avait d’ailleurs eu du mal à croire à cette scène digne d’une bouse hollywoodienne, pourtant Mike avait eu l’air très sincère à ce sujet. Frank doutait encore de la responsabilité de Mike dans les évènements récents. Après tout, il aurait pu inventer cette tentative de meurtre de Christian, déclencher cette guerre pour le faire éliminer, puis faire passer Jojo Fruzetti, son protégé, à la place de capitaine. C’était un scénario parmi des centaines d’autres, et Frank n’avait pas le temps de tous les étudier à la loupe. Il fallait rester lucide, et prendre des décisions intelligentes.
Mike acquiesça et se tût, sans faire de fioritures.
Frank engagea la question qui devait à présent tarauder tous les esprits :
-Maintenant, il faut réfléchir à qui va remplacer Christian.
-Pas Jojo, annonça Santino d’un ton direct.
-Mike, je sais que tu veux que ça soit Jojo qui le remplace.
-C’est pas ce que je veux, se défendit-il.
-Jojo n’a plus les épaules, il est devenu maigre, lança Santino.
-C’est selon moi le plus apte à passer, c’est tout, fit Mike. Tu n’vas pas mettre Jordan Galucci la tarlouze ?
Les trois compères ricanèrent silencieusement.
-C’est vrai qu’on n’a pas énormément le choix, constata Frank.
-Bah j’sais pas, mais Jojo est devenu squelettique, ses épaules ne tiendront pas, continua Sonny, toujours dans la surrenchère. Sinon, Mike revient sur le terrain de guerre.
-Hahah, comme si j’en avais pas assez chié, répliqua Mike, balayant la proposition de Santino d’un revers de bras.
-On va y réfléchir, j’ai peut-être une solution, les rassura Frank.
-Bon j’y vais, ma femme de ménage arrive bientôt, et si elle voit une pièce remplie de draps et de cellophanes…
Mike avait en effet préparé une chambre de meurtre spécialement destinée à Christian, avec des draps et autres plastiques recouvrant les murs, afin de se débarrasser proprement de l’indésirable. Mais comme résumé précédemment, tout ne s’était pas passé comme prévu, Christian ayant prévu la tentative de son supérieur.
Les compères se séparèrent donc là, Mike remontant dans son véhicule, et Santino raccompagnant Frank à son domicile.
Après la trahison de Gianetto, il était hors de question pour Frank de renommer un capitaine qui serait dans la même position que son prédécesseur : seul à son poste. Alors, il fallait créer deux équipes, et mettre deux caporegime à leurs têtes. De cette façon, il réduisait largement le risque de mutinerie, et se protégeait de Mike et son favori, Jojo. L’option la plus évidente qui se présentait à lui consistait à faire passer Luciano « Luchy » Schifano chef du crew de Marina, et George « Jojo » Fruzetti s’occuperait du reste. Quand il apprit sa décision à Mike, celui-ci ne broncha pas, ce qui rassura Frank. Les affaires devaient reprendre leur cours, et la hiérarchie sa structure.
Encore un autre coup d’état maté, une énième mutinerie désorganisée… une trahison de plus qui n’avait pas porté ses fruits. Faudrait-il en conclure que trahir le principe de loyauté n’amène à rien, et que planter des coups de couteau dans le dos ne paie pas ? Frank n’approuverait pas. Selon lui, ses ennemis de l’intérieur s’y étaient juste pris comme des amateurs. Que ce soit pour Christian, comme pour la tentative de Patricio, Benedotti et Magarelli. Pourtant, tous étaient des hommes de renom dans le milieu, des professionnels de longue date… alors qu’est-ce qui les avait poussé à commettre tant d’imprudence, sans assurer leurs arrières ni même leur victoire ? Peut-être étaient-ils tous tout bêtement tomber dans le piège le plus évident tendu par le vieil homme, qui consistait à se faire sous-estimer. Frank se doutait bien que sa bonne fortune ne serait pas éternelle, et que la roue de la chance finirait par tourner… bien idiot celui qui se fie uniquement au hasard sans agir de lui-même.
Frank avait bien des défauts, mais il n’était certainement pas idiot.
Il avait une dernière chose à faire, avant de promouvoir les nouveaux élus. James LaCiota, sentant une mort peu amène très proche pour avoir trahi un haut-rang de sa propre famille, avait tenté de mettre fin au peu de jours qu’il lui restait à vivre, selon lui. Jordan Galucci, un soldat de la Ruggiero, étant sur sa piste depuis le début, le trouva quelques minutes après que James se soit tiré une balle dans l’estomac, dans une chambre de motel à Fort Carson. Jordan appela Frank d’une cabine, et ce dernier se rendit à une autre cabine pour poursuivre l’appel. Galucci trouva des mots peu communs pour décrire la situation à Frank sans mettre ce dernier en danger, l’interrogeant sur ce qu’il devait faire. Frank, après avoir tout de même réfléchi quelques secondes, lui ordonna de faire son devoir de citoyen et de porter secours au blessé. A vrai dire, même si le vieil homme avait prévu de laisser la vie sauve au traître depuis le début, sa tentative de suicide l’avait fait hésiter. En effet, et dans sa vision des choses, les personnes en arrivant à cette extrémité ne méritaient pas d’être sauvées. Mais il fit une exception et dérogea, pour cette fois, à ses principes.
Jordan rappellera Frank environ deux heures plus tard, l’informant que James était à l’hôpital, en vie, en salle de réveil, chambre 55.
Frank, vêtu d'un long imperméable noir et d'un sombre chapeau vissé sur sa tête, ne tarda pas à pénétrer dans le hall de l'hôpital, se faufilant le long des couloirs labyrinthiques de l’établissement.
Il s'arrêta net devant une porte, lisant l'inscription "55" placardée sur celle-ci. Alors il se plaqua dos à la porte, de façon anodine, inspectant les alentours, yeutant d'un bout à l'autre du couloir. Enfin, il plaça sa main sur la poignée, ouvrant progressivement la porte alors qu'il y pénétrait à reculons. Frank Ruggiero fit volte-face, laissant la porte se fermer par elle-même. De là où il était, il ne put qu’apercevoir James allongé sur son lit d’hôpital, des yeux vides de sens ou d’émotion fixant le plafond. Un vrai putain de légume, grimaça le nouvel arrivant. Frank ôta son couvre-chef, le déposant au sommet d’une armoire toute proche, se demandant s’il allait devoir perdre du temps à attendre que James ne se réveille. Le vieil homme ira ensuite s'assoir sur la chaise au chevet du lit de James, après avoir déboutonné son manteau. James tourna la tête à ce moment en direction de Frank, restant silencieux tout en fermant ses paupières pendant plusieurs secondes. Malgré que les yeux de Frank restaient cachés derrière d’épaisses lunettes noires, James imagina sans peine son chef le fixer intensément. Il ne l’avait rencontré qu’une fois auparavant, et malgré son état actuel, il n’eût aucun doute possible lorsqu’il l’identifia. Frank Ruggiero resta un long moment silencieux, sans avoir souri ni grimacé, n'affichant aucune expression particulière. Il finit par incliner la tête vers James, lui accordant un bref sourire, qui avait quelque chose de moqueur, de sarcastique.
« Tu devrais être mort pour ce que tu as fait, entama-t-il à voix basse. Mort pour avoir pensé que t’allier à Christian te serait bénéfique. »
James rouvrit les yeux, suite aux paroles de Frank, respirant difficilement.
-On ne baise pas le système aussi facilement. Si tu es en vie, c’est uniquement grâce à moi. Tu es un bon soldat, tu ramènes du fric. C’est la seule raison, mentit Frank, qui ne faisait qu’utiliser James pour d’autres desseins. Sinon, je me fous que tu sois vivant ou mort. Mais, putain, t’as intérêt à te souvenir de mon geste, jusqu’à la fin de tes jours. Même si tu es catholique, ne remercie pas Dieu. Remercie-moi, et moi seul.
-J’..J’ai jamais voulu ce que Chris voul.. voulait, articula James avec une difficulté déconcertante.
-Peut-être, mais peu importe. Contente-toi de reprendre comme avant, et d’assurer. Peu d’entre-nous bénéficient d’une seconde chance. Alors, tu éviteras de la gaspiller, compris ?
Frank se pencha en avant sur James, le fixant cette fois de ses yeux véritables, par-dessus la monture de ses lunettes. Un regard rigide et plein de sévérité, auquel James ne peut qu’acquiescer à plusieurs reprises, tremblant, néanmoins soulagé par les paroles de Frank.
-Et présente tes excuses à Mike, bien sûr, mais ne t’attends pas à ce qu’il te tape dans le dos.
-J’..j’ai fait en sorte… de pas tirer sur lui…
Frank força un sourire qu’il avait l’habitude de sortir dans ses entretiens professionnels, signe qu’il devait partir. Un pincement de lèvres qui n’était qu’une façade ne dissimulant qu’à peine la misanthropie évidente du personnage. Il s’érigea lentement du siège, reboutonnant son imperméable puis passa une main le long des pans de son manteau, défaisant les éventuels plis. Ensuite, il se dirigea vers l’armoire, reprenant son chapeau.
-Qu’est-ce qu’on dit dans ces conditions? Bon rétablissement, c’est ça? fit Frank, sur un ton sarcastique, félicitant intérieurement son trait d’humour noir.
-On… on devrait pas.
Frank enfonça son chapeau au sommet de son crâne, l’inclinant en guise de salutation d’usage vers James, avant de se diriger vers la sortie, repartant comme il était venu.
Il était assis sur un banc, paisible et serein, sans qu’aucune pensée amère ne vienne tourmenter son esprit. Il devait se trouver dans une sorte de parc, au milieu de nulle part. Un endroit complètement isolé du reste du monde apparemment, au-dessus des soucis quotidiens, au-delà d’une réalité banale mais néanmoins compliquée. Les enfants jouaient sur les balançoires et autres structures d’amusement, que Frank n’avait pas connues dans son enfance. D’autres gamins courraient un peu partout dans l’herbe fraîche et verte, les chaussettes trempées par la rosée matinale. Le soleil illuminait ce lieu insolite et pourtant si simple à la fois. Frank pouvait même fixer la grosse lueur jaune sans s’aveugler, y distinguant la beauté remarquable de cette planète ancestrale, sans avoir à se protéger les yeux ou à porter de vulgaires lunettes « solaires ». Soudain, tout sembla s’arrêter net, ou presque. Il vit les enfants continuer leurs jeux innocents, mais au ralenti. Il devinait certains cris en observant la mâchoire de certains s’articuler, se déformer, très lentement, des cris de joie et d’insouciance. Il leva les yeux plus loin, sur un banc en face de lui, qui dans ses souvenirs n’y était pas auparavant. Assise sur ce banc, une femme l’observait d’un air curieux, un livre entre les mains. Elle était jeune, la vingtaine sans doute, pas plus, peut-être moins. Qu’est-ce qu’elle avait à le regarder comme ça ? En général, les gens évitaient son regard glaçant, mais elle le supportait sans mal, se mettant même à lui sourire par instant. Bientôt elle se leva, après avoir plié son livre, et se dirigea vers Frank à petites enjambées gracieuses, dans une robe vieillotte tout droit sortie des années 40. Quelques secondes plus tard, elle s’était assise à ses côtés, un peu plus loin sur le banc. Il coula vers elle un regard d’incompréhension, auquel elle répondit d’un autre sourire désarmant, dévoilant sa dentition trop blanche pour être naturelle, selon Frank.
-Qu’est-ce que tu veux ? finit-il par l’interroger, se retenant de lui cracher sa question sur un ton menaçant comme il l’aurait fait avec n’importe qui d’autre.
-Vous m’intriguez, monsieur. Vous ressemblez aux personnages de mes romans.
-Vos romans ?
-Oui, j’écris parfois, ou je lis, quand je me sens mal, ces mondes imaginaires remplis de personnages deviennent ma carapace.
Frank fronça les sourcils, haussant les épaules, se demandant bien ce qu’il pouvait en avoir à faire, sans toutefois le lui faire clairement savoir.
-D’accord, bien… tu m’en vois heureux, gamine.
-J’ai besoin de savoir, vous pouvez m’inspirer pour mes prochaines histoires, j’en suis sûr. Parlez-moi de vos parents !
Frank se surprit à répondre aux questions de la jeune fille, comme si c’était quelqu’un d’autre s’exprimant à sa place :
-Je n’ai jamais eu de mère, commença-t-il.
-Et un père ? demanda l’inconnue.
La figure de Frank se figea en une hésitation momentanée, avant de secouer la tête négativement :
« Non plus. La vérité, poursuivit-il, c’est que je n’ai jamais eu besoin de personne. »
Frank continua après avoir remarquer la moue dubitative de la jeune fille.
-Jamais eu d’attaches, ce qui a fait de moi un homme libre.
-Et heureux, questionna-t-elle dans la foulée, presque du tac-au-tac.
-Le bonheur complet n’est qu’une illusion, et je n’ai jamais souhaité courir vainement derrière une chimère, récita Frank, sans vraiment réfléchir à la question de son interlocutrice.
-Alors vous êtes invulnérable à beaucoup de choses.
-Si tu le dis.
-Et que cela vous fait, quel sentiment vous procure cette carapace, cette armure ?
Frank leva des yeux surpris, comme s’il était étonné par la question, avant de répondre d’une façon qui le surprit lui-même.
-Une solitude absolue et magnifique.
-Pourquoi magnifique ?
-Car elle a quelque chose de romanesque, un chagrin d’une beauté somptueuse.
-Le malheur d’être triste, précisa la fille, c’est la mélancolie.
-Appelle ça comme tu veux. Les mots sont souvent impuissants face à la profondeur de l’âme humaine.
-Alors vous croyez en l’être humain ? s’enquit l’innocente personne.
-Pourquoi cette question ? lança Frank d’un ton presque accusateur.
-Car c’est une question essentielle à votre existence.
-Je n’ai pas l’habitude de croire à quoi que ce soit, surtout à de telles généralités. Alors, est-ce que je ferais confiance à mon prochain, par pur idéalisme ?
Frank marqua un temps d’arrêt, distrait par la lueur d’espoir fugitive soudainement apparu dans les yeux de la jeune fille. Mais sur le moment, il n’en a cure, emporté par des principes pesamment ancrés en lui, et affirma sans détours :
« Non ».
Le visage de la magnifique enfant se ferme, s’assombrit. Son dos, son corps tout entier, se voûte, se renfrogne misérablement. La fleur toute fraîche s’était fanée en quelques instants, sous le poids de quelques mots.
L’éclat lumineux de l’aurore filtrait à travers les rideaux de sa chambre. C’était ce qui avait titillé ses lourdes paupières, ce qui l’avait réveillé. Ce rêve, il l’avait déjà fait.
Il était 2h00 du matin, il avait dormi quatre heures, peut-être cinq. Cela lui avait suffi, vraisemblablement. Enfilant ses vêtements habituels, il se mit en tête qu’une ballade nocturne ne lui ferait pas de mal. Il occupait depuis très peu de temps un nouveau logis, un appartement dans une ruelle de Pershing Square, que la propriétaire et habitante, une bonne vieille femme rondelette et sympathique, louait ses trois chambres, principalement à des étudiants en besoin. Le mode de vie presque nomade qu’il suivait, changeant très régulièrement d’habitat, ne le dérangeait pas, au contraire. Cela lui permettait sans doute de pimenter son existence amère. Refermant derrière lui la porte de sa chambre, il entendit celle d’à côté s’ouvrir, sa voisine Jennifer Emmerich, 22 ans, qui en sortait. L’espace d’un instant, il crût presque voir la fille du rêve, mais en l’observant plus attentivement, il se rendit compte qu’elle n’avait rien à voir sur le plan physique.
La souple silhouette de cette charmante jeune femme se terminait par des cheveux parfaitement coiffés en arrière, à bonne dose de laque et autres produits divers, à l’exception d’une unique mèche noire de jais qui retombait sur le côté de son visage bien proportionné. Ses yeux bleus de glace étaient capables de faire fondre n’importe quel homme, devina Frank. Elle était vêtue d’une robe noire plutôt courte, dépourvue de manches et de dos, avec un fort décolletée sur l’avant. Fendue très haut sur le côté droit, l’habit dévoilait ostensiblement la naissance de sa hanche, et plus bas on apercevait sans peine le délicieux galbe de sa jambe. Visiblement, elle était de sortie. Quoique, de ce que Frank en avait vu, il la pensait capable d’aller simplement sortir les poubelles dans une telle tenue, puis remonter se coucher. Ou alors s’apprêtait-elle à faire comme certains étudiants, en mal d’argent pour financer leurs études, qui finissaient par se prostituer. Frank ne mouva pas un cil en pensant à cette hypothèse lugubre, qui lui paraissait tout à fait probable et crédible. Jennifer lui adressa un imperceptible signe de tête en le remarquant, avant de tourner sur ses talons de dix centimètres et descendre les escaliers qui menait vers le salon, puis la sortie. Frank se rendit compte qu’il avait oublié son paquet de cigarettes, qu’il alla chercher sur sa table de chevet, avant de ressortir. Quelques années auparavant, un de ses proches, il ne se souvenait plus lequel, lui avait demandé pourquoi il avait constamment sur lui des cigarettes, alors qu’il ne fumait plus depuis trente ans.
« On ne sait jamais, ça peut toujours servir. » lui avait répondu Frank, sur un ton énigmatique, ne sachant lui-même pas comment l’expliquer. Certaines choses devaient peut-être rester inexplicables, sinon, elles perdaient tout de leur charme.
Après avoir à peine salué l’hôtesse des lieux, Frank s’extirpa de l’appartement, marchant le long de la passerelle métallique qui longeait d’autres appartements voisins. Une fois dans l’allée, un léger tumulte attira son attention. Il se retourna, et fut surpris de revoir sa jeune voisine entrevue plus tôt, en train, semblait-il, de se faire taxer par des ritals de Delfino Street, rue voisine. Frank avait déjà cru voir une bande similaire sur cette avenue, toute proche de l’endroit où ils étaient actuellement, non loin du 24/7 encore ouvert d’ailleurs. Toujours aussi coriaces, ces coréens, se perdit-il dans quelques préjugés racistes. Frank se refocalisa sur la scène qui se déroulait sous ses yeux, ses acteurs ne l’ayant pas encore remarqué. En y réfléchissant, il n’avait clairement pas l’habitude de faire face aux choix qui se mirent à défiler dans sa tête. En temps normal, il se serait éloigné froidement et aurait laissé, sans scrupule, la pauvre minette à son funeste sort. En effet, il paraissait évident que les loubards n’allaient pas se contenter de quelques billets. L’espace d’un instant, le souvenir d’une scène de viol d’une fille par Tootsie des décennies auparavant remonta à la surface.
Il ne put s’empêcher de rire jaune, quand il eût pris sa décision, lui qui disait souvent que les hommes étaient incapables de changer. Visiblement, et il y repenserait plus tard, lui, n’avait pas seulement changé, mais s’était transformé au fil des décennies. L’homme est perfectible, disait un célèbre philosophe français, alors peut-être que Frank avait évolué… ou alors s’était-il affaibli au lieu de s’endurcir ?
Avant même qu’un des voyous ne prononce une parole en voyant Frank arrivé, ce dernier avait jeté dans leur direction sa carte personnelle de transports en commun, à leurs pieds. A présent, les gamins le fixaient sans comprendre, totalement incrédules face à l’apparition désarmante du renard gris. L’un d’eux sembla deviner qui était Frank, ou alors fut-il simplement éclairé d’un instinct de lucidité passager. Les autres s’étaient rapidement remis de leur surprise, et toisaient le vieil homme de façon menaçante. La bête solitaire venait mettre en péril la dégustation de la jeune brebis que la meute de louveteaux venait de piéger. Frank soupira profondément, indiquant d’un signe de tête la carte aux pieds de l’adversaire le plus proche. Celui-ci se tourna vers ses comparses, et s’éprit d’un grand rire plein de nervosité, feignant la légèreté et l’assurance pour mieux dissimuler sa perplexité. Il exagéra une courbette pour se baisser et ramasser la fameuse carte. Ce qu’il vit lui ôta toute envie de blaguer, lui glaçant presque le sang, lui coupant net le souffle. Le plus perspicace des trois commençait déjà à s’éclipser quand le deuxième lisait le nom de Frank Ruggiero par-dessus l’épaule du premier. Frank anticipa les excuses à venir qui allaient sans doute prendre la forme d’odieux bredouillements inaudibles. Il les coupa clairement avant toute tentative de la sorte :
« Tirez-vous, pas de temps à perdre » furent les seuls mots qu’il prononça, d’un ton désinvolte et las.
Les truands en devenir ne se firent pas prier, jetant tout de même un dernier regard hargneux envers Jennifer, avant de disparaître dans la nuit.
Frank grimaça lorsque Jenny lui rendit sa carte que les jeunes avaient laissée retomber au sol.
-Le respect n’existe plus, décidemment.
-J’ai… plutôt l’impression que le contraire vient de se passer, non ? bredouilla la jeune femme, encore un peu sous le choc, bien qu’elle semblait plutôt bien s’en remettre, s’étonna Frank sans le montrer.
-Ne confondez pas crainte et respect.
-Attendez, je ne… vous ai pas dit merci… haleta Jennifer, alors que Frank semblait décidé à s’en aller sans faire plus de fioriture.
-Et vous n’aurez jamais à le faire, répliqua-t-il, par-dessus son épaule, après un long silence.
Jenny ne put que suivre de ses yeux encore apeurés la sombre silhouette de Frank s’enfoncer dans la pénombre. Elle aurait voulu l’interpeller encore une fois, mais cette dernière image, celle de son « sauveur » disparaissant aussi mystérieusement qu’il était apparu, lui coupa le souffle, et l’empêcha de faire quoi que ce soit pour le rattraper. Au fond, elle doutait que cet homme ne veuille de sa compagnie. De la sienne, ou celle de n’importe qui.
Marchant d’une rue à une autre, sans objectif précis, Frank se trouvait idiot. Il avait agi comme un vulgaire justicier, prêt à défendre la veuve et l’orphelin. Son attitude chevaleresque, sur le moment, lui avait paru nécessaire, mais après-coup et en se remémorant la scène, il fut pris d’une furieuse envie de gerber. Le dos courbé, le visage tourné vers le sol, il se tenait d’une main au mur auquel il s’appuyait. Il secoua vigoureusement la tête, se demandant pourquoi il avait agi ainsi, et davantage pourquoi cela le troublait autant. Après tout, il avait bien agi, selon les standards sociaux, et n’avait rien à se reprocher, au contraire. Mais Frank réfléchissait à l’encontre des conventions sociales, ce qui perturbait forcément les choses. Quoi qu’il en soit, il était tiraillé entre deux forces opposées, deux idées contraires, et le choc l’avait secoué.
Le lendemain matin, au petit-déjeuner. Frank et Jennifer mangeaient en tête à tête, ou plutôt chacun dans leur coin. Leur hôtesse, après avoir mis au four ce qu’allaient être de délicieux sablés, s’était absentée faire de rapides courses. Un silence gênant, du moins pour Jenny, s’était installé dans la petite kitchenette. Frank Ruggiero, lui, n’avait jamais trouvé les silences embarrassants. Au contraire, il s’en délectait. Dans ces instants-là, il décelait facilement les faiblesses des gens. Il percevait leur vulnérabilité. Car la plupart des personnes, et Frank les méprisait notamment pour cela, ne savaient pas apprécier ces doux moments de calme à leur juste valeur. Pire, certains étaient prêts à tout pour les rompre, en balançant Dieu sait quelle absurdité dans le but de briser l’instant privilégié. Les silences, il les trouvait justement bien plus intéressants, et révélateurs, que tous les sujets stériles et banals que la plupart des gens usait pour meubler leurs conversations. Au fond, cela lui rappela sans doute pourquoi il avait choisi la vie qu’il menait. Jamais il n’aurait pu être comme « monsieur tout le monde ». Vivre la vie des gens, les vrais gens, ceux de tous les jours. La vie quotidienne des gens quotidiens. C’était au-dessus de ses forces de comprendre comment ces minables fonctionnaient dans leur tête et dans leur cœur pour faire confiance à ce monde qui les rendait si insignifiants, si vulnérables. Frank ne pouvait accepter une telle idée, ni s’en accommoder. Il n’était pas fait pour ce genre d’existence, merde.
Jennifer n’avait que peu touché à ses œufs pochés, et encore moins à son porridge, pourtant délicieux, elle le savait. Frank mangeait normalement. Se priver de petit-déjeuner, c’était prendre le risque d’être faible, d’avoir un creux avant midi, et donc d’avoir l’attention ailleurs, et bam. Rater son petit-déjeuner faisait partie des détails qui peuvent faire la différence entre un chef mafieux mort et un chef mafieux vivant. Jenny s’attendait à ce que Frank évoque, abstraitement au moins, l’évènement de la veille. La rassurer peut-être, lui demander si elle s’en remettait… des choses banales, somme toute, des phrases toutes faîtes, c’était la moindre des choses. N’importe qui aurait fait l’effort d’agir ainsi, n’importe qui de civilisé. Le vieil homme taciturne et taiseux qu’elle avait en face de lui s’essuya le coin de la bouche avec sa serviette, avant de pousser son assiette. Jennifer devina que son voisin n’allait pas tarder à disparaître, à se dérober exactement comme il l’avait fait cette nuit. Elle se racla la gorge instinctivement, et de façon peu discrète, ce qui ne manqua pas de faire lever les yeux de Frank.
D’abord hésitante, elle se lança, bien décidée à faire parler le bougre :
-Alors, quel est votre nom ? La gardienne a refusé de me le dire… et même après ce que vous avez dit hier, eh bien… je tenais à vous remercier.
-Un nom ne signifie pas grand-chose.
-Quel âge avez-vous ? interrogea-t-elle du tac au tac, se surprenant elle-même de l’audace qu’elle mettait en prenant au jeu son homologue, si cela était bien un jeu pour lui.
-Assez vieux pour savoir à quoi ressemble la mort.
Bien que refroidi par le ton et la façon dont il répliquait, elle n’abandonna pas pour autant.
-Vous avez de la famille ?
-Pas vraiment.
-Quelqu’un que vous aimez, ou qui vous aime ? se risqua-t-elle, décidemment d’humeur aventurière.
-La vie des autres ne m’a jamais intéressée, dit-il sans hésiter, comme s’il récitait des principes qu’il s’était depuis longtemps enfoncé dans le crâne.
-Alors, vous êtes tout seul ? conclut la jeune femme, mettant inconsciemment à la fin de ces mots une intonation faiblement interrogative, sans doute motivée par l’espoir que ce vieillard aigri et asocial méritait tout de même qu’on s’intéresse à lui.
-Fréquenter les autres ne fait que rendre ma vie plus compliquée, lâcha-t-il, mais cette fois d’une façon légèrement plus expressive, moins froide et mécanique qu’auparavant.
-Vous êtes un homme triste, et seul.
-Et vous ne seriez qu’une pauvre victime violée et rackettée, choisie au hasard dans une ruelle glauque par une bande de minables traîne-patins. Chacun sa route, chacun sa nature, chacun son statut, lui cracha-t-il d’un ton acerbe, ponctuant sa courte tirade par quelques rictus mesquins.
Sur ces dernières paroles volontairement blessantes, il se leva et commença à se diriger vers les escaliers, à peu près sûr que la minette arrêterait de l’emmerder après ce qu’il venait de lui balancer à la figure. Il avait essayé d’être poli, lui faire comprendre qu’il n’était pas le genre d’homme à faire la conversation, mais elle avait continué, très sûre d’elle et toute fière. Qu’est-ce qu’elle croyait faire, le mettre à nu ? Lui dont elle n’avait aucune idée de ce qu’il était, ou ce qu’il représentait. Il se prit encore une fois à regretter son acte insensé de la veille. Jennifer prit sur elle pour ne pas se sentir insultée, toujours absorbée par ce petit « jeu » social, et décidée à découvrir ce que cachait le vieil homme. Petite, on lui avait souvent répété que la curiosité était un vilain défaut, conseil jamais écouté. Et elle était encore la petite fille effrontée et audacieuse qui n’avait peur de rien et se refusait à ce qu’on lui dise « non ». Elle suivit Frank alors que celui-ci montait les escaliers, le harcelant toujours de ses questions, auquel il ne prenait plus la peine de répondre. Enfin, faisant mine de s’avouer vaincu, elle dit d’une voix douce :
-Quoi que vous dîtes, et quoi que vous fassiez… vous n’empêcherez pas le fait que ce soir-là, vous vous êtes comporté en héros.
Frank faillit exploser d’un ricanement railleur sur le coup, faire volte-face et lui rire au nez à grandes dents. Mais il se reprit, s’immobilisant au sommet du pallier, après avoir franchi la dernière marche.
-Je n’ai rien d’un putain de héros, croyez-moi sur parole, grinça-t-il entre ses dents.
-Qui êtes-vous, dans ce cas ? lança-t-elle, faussement innocente, reprenant son air taquin qui désespérait tant Ruggiero.
-Certaines vérités ne sont pas bonnes à entendre. Alors considérez-moi comme un banal retraité attendant patiemment que son heure vienne, et arrêtez donc de me broyer les couilles.
-Vous me rappeliez mon grand-père presque… sauf que lui ne parlait pas comme ça.
-Va fangool, poontang, laissa-t-il échapper sans le vouloir.
-Je comprends pas votre délire, m’sieur. Vous m’avez filé un sacré coup de main hier, et je tenais à vous remercier… et vous, vous ne l’acceptez pas ? C’est si dur de croire en votre capacité de faire le bien ?
Ses mots, cette façon si naturelle de les lui balancer au visage... déstabilisèrent clairement Frank, qui commençait à perdre son sang-froid et ce qu’on pourrait appeler son cloisonnement émotionnel.
-Je ne crois ni au bien, ni au mal. Ma seule ligne de conduite se calque sur la survie, la subsistance.
Jenny le regarda enfin d’un air dégoûté, ce que Frank attendait depuis cinq bonnes minutes : signe, selon lui, qu’elle allait enfin comprendre et lâcher l’affaire.
-Vous n’êtes qu’une bête, un animal… c’est ce que vous voulez me faire croire, articula-elle, plus calmement que Frank ne l’aurait voulu.
-C’est la vérité, mais vous ne voulez pas l’entendre.
-J’ai pas retenu grand-chose des valeurs qu’on m’a inculquées, étant petite, mais je me souviens bien d’une chose. Dans chaque personne il y a du bon, j’en suis sûre, et vous en avez au fond de vous, comme tout le monde.
Frank la dévisagea d’un air triomphant, un horrible sourire carnassier commençant à s’étaler sur son visage, alors qu’il savait que son adversaire venait de faiblir, et qu’il avait pris le dessus. Il se savait capable de porter le dernier coup, l’ultime estocade, le pic final.
-Vous savez ce qu’on dit : l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Jennifer arborait à présent une expression déconfite, d’ailleurs similaire à celle qu’affichait la fille du rêve avant de se « faner ». Le jeu était fini. Game over. Frank décida de redescendre les escaliers, ayant changé de décision et voulant à présent prendre l’air. Il frôla son agaçante voisine, désormais réduite au silence, lui lâchant au passage quelques ultimes sarcasmes.
-Continuez votre vie, reprenez votre train-train… et sortez plus couverte la nuit.
-Allez au diable.
Frank Ruggiero, en s’éloignant vers la porte d’entrée, lança par-dessus son épaule, avant de s’échapper:
-Promis.
Il rentra assez tard ce soir-là, ayant passé la journée à vadrouiller oisivement entre deux rencontres d’affaires à San Fierro, où il avait d’ailleurs implanté secrètement une équipe, mesure de prudence qu’il avait prise des années auparavant, au cas où ses forces se retrouvaient soudainement écrasées sur Los Santos, il pourrait faire appel à celles localisées sur SF.
Alors qu’il se dirigeait machinalement jusqu’à sa piaule, Frank remarqua la porte curieusement grande ouverte de la chambre de Jenny. Risquant un coup d’œil indiscret, il s’aperçut qu’elle était vide, complètement vide, à l’exception de ce qu’on y trouvait avant d’emménager : un lit qui avait la qualité de ne pas trop grincer, une grande armoire bas de gamme de marque suédoise, et un bureau foutu dans un coin. Une voix grasse et lente reconnaissable entre mille, celle de la gardienne, dans son dos, le tira de ses pensées.
-Elle est partie précipitamment dans l’après-midi, sans explications… je crois que vous la fréquentiez, une idée du pourquoi ?
Elle avait dû faire ses recherches, trouvé qui il était… et la vérité l’avait effrayée. Petite sotte, il l’avait prévenue.
-Les gens sont parfois imprévisibles, et agissent de façon incompréhensible.
-Et vous êtes différent de ces gens-là ? interrogea la grosse dame, de façon plus abrupte qu’elle ne l’aurait voulue.
Frank décida pour une fois de ne pas mentir et se laisser aller à la franchise, méditant les évènements récents.
-Je me rends compte que parfois, je ne vaux pas mieux qu’eux, laissa-t-il tomber, non sans un soupir teinté d’impuissance.
La gardienne hocha la tête gravement, peut-être en train de ruminer les paroles de Frank – ou alors réfléchissait-elle juste à quel plat cuisiner ce soir. A vous de choisir, tout dépendra du crédit que vous accordez à la race humaine en général, et à votre degré d’optimisme.
Frank ôta son long imperméable noir, qu’il accrocha au dossier de la chaise du petit secrétaire installé au fond de la chambre. Il tourna en rond quelques minutes, se prenant le visage dans les mains, massant les multiples rides et stries de sa peau. Jenny avait essayé de découvrir ce qu’il y avait au-delà du masque froid et distant qu’il affichait perpétuellement. Elle s’était aventuré courageusement, dangereusement même, au-delà de son éternel air renfrogné qui désenchantait la plupart de ceux qui croisaient son chemin. Elle s’était, d’une certaine façon, sincèrement intéressée à lui, mais ne s’attendait pas à tomber sur un criminel méprisable, un meurtrier sans cœur, un tueur… un enculé de la pire espèce. La belle avait rencontré la bête, mais le conte de fée ne s’était pas produit.
L’urine se déversait dans la cuvette, Frank s’étant rendu dans la salle de bain pour décharger sa vessie.
« Aux chiottes les happy end ».
« Maintenant, je suis plus âgé.
Maintenant, je n'ai plus de certitudes.
Je me trouve pris dans des conflits que je ne comprends pas, où les deux camps me semblent égaux dans l'erreur.
La simplicité me manque terriblement. »
Maintenant, je n'ai plus de certitudes.
Je me trouve pris dans des conflits que je ne comprends pas, où les deux camps me semblent égaux dans l'erreur.
La simplicité me manque terriblement. »
Frank Ruggiero est un vieux renard gris, un animal nocturne et crépusculaire. Il ne supporte ni la lumière, ni les coups de projecteur. Ces derniers temps, toute une flopée de lampes et de néons lumineux semblait essayer de faire sortir la créature de l’obscurité depuis laquelle elle se terrait. Il était devenu une bête traquée. C’était la guerre, mais loin d’être la première de la décennie. Plusieurs mois d’extrême prudence doublés d’une paranoïa relativement maîtrisée passèrent, et l’on pouvait affirmer le conflit opposant Italiens et Juifs terminé, une fois de plus. Frank ne changea pas tellement ses habitudes, mais il pouvait au moins sortir la tête de l’eau, et inspirer une bouffée d’air frais, recevoir les premiers lourds rayons de soleil du printemps sur son visage sec et émacié.
« J’avais fini par oublier ce que ça faisait que de s’exposer dans un de nos quartiers. On risque la mort, mais au moins, on se sent vivant. Tu vois ce que je veux dire? »
Christian Gianetto, son capitaine attitré, opina du chef, son expression faciale exagérée portant à croire qu’il comprenait exactement où son patron voulait en venir.
-Le paradoxe, Christian, c’est qu’on a besoin d’avoir la mort toute proche, pour se sentir en vie.
-Ouais, ce petit frétillement du danger, la même sensation qu’un gros cul brésilien se trémoussant devant toi.
Frank poursuivit l’expression de ses réflexions, ignorant la remarque peu pertinente, selon lui, de Gianetto :
-Je me suis promis dix minutes au soleil. Chaque jour, je vais me forcer à risquer un peu plus ma vieille peau. Je dois y aller progressivement.
-J’te raconte pas.
-C’est comme un type qui a vécu cinquante ans dans une caverne. S’il se décide à sortir de son trou, comme ça sans faire gaffe, le soleil finira rapidement par l’aveugler et lui brûler la peau. Il faut qu’il sorte la tête petit à petit, avant de pouvoir supporter les UV.
-Sûr, faudrait pas attraper un coup de soleil, ou de plomb.
-… ou de plomb.
Gigi Cagliani était de retour en ville, ainsi que George Fruzetti encore plus récemment. L’apparition quasi-simultanée de ces figures nostalgiques de la Famille Ruggiero apporta à Frank une improbable satisfaction. La paix relative qui régnait depuis la fin de la guerre et ces vieux compagnons émergeants du passé annonçaient une ère a priori prospère, et agréable en affaires. Les recettes qui étaient déjà au rendez-vous depuis des mois, même en période de conflit intense, allaient sans aucun doute s’amplifier. Le vieil homme déambulait dans la petite chambre qui lui servait de cache, localisée dans un lot d’appartements récemment construit à North East. Mais les affaires ne l’intéressaient pas tant que ça, ces pensées qu’ils se mettaient en tête n’étaient qu’une excuse. La guerre s’était achevée, et tout revenait à la normale. Le frisson de danger qui l’avait parcouru au cours de cette période risquée l’avait extrait à son quotidien morose et ennuyeux. En toute logique, la pression aurait dû se relâcher, il aurait pu « souffler un coup », dixit le jargon populaire. Cependant Frank était un homme cerné de paradoxes. Le « champ de bataille » était l’endroit où il se sentait le mieux, le casse-pipe. Quand il pouvait se battre, survivre… sans penser à ses troubles intérieurs. Lorsque qu’il était face à la mort, ou qu’il était en mesure d’octroyer celle-ci à un adversaire, voilà ce qui le rendait heureux, selon lui. En dehors de cette sphère violente et primitive, il devait faire face à la société moderne. Peut-être aurait-il dû naître à une autre époque, dans d’autres circonstances… même si au fond, le problème venait de lui. Il se rendit compte de ce qu’il avait été tout au long de sa vie, avant de devenir ce qu’il était aujourd’hui. Il était autrefois un guerrier, un combattant, affûté par des années de pratiques meurtrières. Il se contentait à l’époque d’exister, de survivre, tout simplement, dans l’extase de l’action, égaré au bord du précipice qu’était la mort. Il n’était plus que l’ombre de cet homme-là qui fût si indifférent et détaché de tout. A cette époque-là, il n’avait pas le temps de se poser des questions outre celles qui concernaient sa ligne de profession. Pourtant, tous les efforts qu’il avait mis en œuvre visaient l’objectif qu’il avait atteint aujourd’hui. Alors, l’évidence fit surgir un sourire ironique, puis triste, qui se figea sur son visage à la mine grisâtre.
Il stoppa net sa marche absurde et sans but, comme frappé par une évidence trop longtemps évitée. Voilà ce qu’il sentait remonter depuis plusieurs minutes ; des larmes de tristesse refoulées au long des décennies. Sa façon d’être, son attitude, son caractère, lui avaient peut-être permis de réussir en ce bas-monde, il n’en reste pas moins que ces expériences l’avaient profondément troublé. Marqué au fer rouge par une douleur sans nom, une souffrance qui le tiraillait au plus profond de son âme. Voilà ce que ressentait sa conscience, et son cœur – un long poignard effilé creusant une plaie ouverte depuis le début, déchirant ses viscères à l’infini, tailladant sans répit les entrailles de son être. Tel Atlas portant le fardeau de la culpabilité et des regrets, Frank gardait en lui une peine trop importante, le fardeau d’un individualisme fanatique, repli sur soi poussé à l’extrême. Il avait sciemment fait le vide autour de lui. Aujourd’hui et depuis longtemps, le vide s’était incrusté à l’intérieur. Et qui a-t-il de pire que le néant.
« Quand tu regardes l'abîme, l'abîme regarde aussi en toi.", disait Nietzsche. Tel peut-être le danger de l’introspection, lorsqu’on commence à regarder franchement à l’intérieur de soi, et qu’on n’entrevoit rien qu’une parcelle de la dangereuse vérité.
Quand les pleurs brouillèrent sa vision, il réalisa enfin le puits de souffrance qui s’était creusé en lui, progressivement, dans l’ombre du criminel froid et impitoyable qu’il pensait être. Tout était si ridicule. Pensait-il vraiment pouvoir échapper à sa nature humaine ; se croyait-il capable de fuir éternellement ce vaste monde des sentiments? Grotesque, vain. Il leva ses yeux embués vers le ciel, comme pour adresser une puissante complainte à une entité divine en laquelle il n’a jamais crue. Il ne lui rit plus au nez, à présent, il comprend. Il accepte avec modestie son impuissance, il ne dénie pas le fait que certaines choses soient hors de son contrôle. Des choses qui le dépassent, même lui.
Le violent tourbillon émotionnel prend fin, lentement. Frank est sur ses genoux, les mains plaquées contre son visage, comme s’il voulait inconsciemment retirer le masque derrière lequel il s’était toujours réfugié. Un masque de haine et de cruauté, un masque de solitude et de tristesse.
Peut-être était-ce l’aboutissement logique de plusieurs années de méditation existentielle, ou plutôt du conflit intérieur permanent auquel il s’est livré avec tant de maladresse, lui si peu habitué à douter de lui-même. Naturellement pessimiste, Frank en doutait. Mais au-delà de la honte instinctive qu’il éprouvait après avoir pleuré, il se rendait finalement à l’évidence. Il n’était qu’un homme, après tout. Il avait ses faiblesses, et cette étape singulière lui aurait permis de les découvrir plus ostensiblement. Restait à savoir ce qu’il allait en faire ; continuer à les dissimuler, ou les corriger définitivement?
Frank transporta son vieux corps décharné et usé jusqu’à la salle de bains. De là, il ouvrit le robinet, laissant l’eau froide couler. Il fixa quelques instants son reflet dans la glace. Sa mine patibulaire, usée ; sa peau terne et parcheminée, le dégoûtèrent rapidement et l’incitèrent à s’envoyer plusieurs décharges d’eau glaciale en pleine figure. Tout en s’essuyant le visage à l’aide d’une serviette, il se dirigea ensuite vers la fenêtre du petit appartement qu’il louait depuis plusieurs semaines. De son poste d’observatoire banal, il observa le monde extérieur, les hommes et femmes vaquant à leurs occupations individuelles sans se douter du regard transcendant que Frank portait sur chacun d’eux. D’habitude, il ne se serait jamais exposé « publiquement » de cette manière. Agir ainsi n’était pas recommandable pour un homme dans sa position, mais cela lui importait peu après ce qu’il venait d’éprouver dix minutes auparavant. Dans chaque piéton qui traversait la rue, chaque conducteur manoeuvrant son véhicule pour aller au travail, chaque mère accompagnant son enfant à l’école… derrière chacune de ces formes, ces silhouettes, ces individus, il y avait une vie. Il y avait en chacun d’eux un passé, une expérience, un futur, un avenir. Frank, pour la première fois, s’en rendait véritablement et sincèrement compte. Un constat qui l’interloquait et le laissait sans voix, en même temps qu’il le blasait profondément. C’était comme s’il avait eu la tête sous l’eau, et qu’on venait de le faire émerger. Peut-être était-ce juste sa position de faiblesse du moment qui l’empêchait de mépriser, comme il l’aurait fait habituellement, tous ces gens lambda et médiocres. Un rictus nerveux éclaira brièvement son visage, alors qu’il se demandait s’il allait de nouveau fondre en larme. Son sourire finit par s’élargir. Sincère, ou cynique? Peut-être un peu des deux. Frank Ruggiero n’est finalement qu’un homme - ni tout noir, ni tout blanc. Pas foncièrement et totalement mauvais, ni profondément bon. Il est un homme, parmi tant d’autres hommes, exemple cruel de ce que peut produire la société. Un gosse, qui devait avoir aux alentours de onze ans, s’arrêta sur le trottoir en contrebas pour lui adresser un signe bienveillant de la main, tout plein d’innocence. Le vieil homme patibulaire fit de son mieux pour rendre à cet enfant ne serait-ce qu’un quart de la bienveillance qu’il s’était vu accordée. La mère, dans le sillage de sa progéniture, arbora également une expression pleine de gentillesse. Frank continua de regarder dans leur direction bien après leur passage, très certainement sujet à de nombreuses réflexions. La sonnerie peu subtile d’un SMS vint perturber son moment d’introspection ; il devina que c’était son unique capitaine du moment Christian, ou bien son conseiller Mike, qui demandaient à le voir. Il se promit intérieurement d’envisager certains changements à l’avenir, avant d’atteindre le calibre .22 placé sur la commode et se replonger dans le monde méprisable et glauque du crime organisé – son monde.
Mike Galeazzi, sa coupe de cheveux de moins en moins bien coiffée à mesure que les années, et les difficultés, s’abattaient sur ses épaules, attendait le grand patron au Feelgood, un lounge en plein cœur de la frétillante Delfino Street. Frank, après avoir traversé la salle, monta l’estrade qui le séparait de son consigliere.
Vinrent les sempiternelles salutations coutumières, un enlacement amical et une bise, ainsi que quelques formules procédurières des plus stériles :
« -Ca va Frank ?
-On fait aller, tu sais. »
Ils évoquèrent rapidement les affaires en cours, plutôt florissantes, ainsi que la réunion à venir avec Jesus « Jeez » Castrellon et ses acolytes hispaniques, avant que Mike ne prenne la parole et évoque un sujet plutôt inattendu.
-Ecoute Franky, je veux pas passer pour un connard ou autre… mais tu commences à t’faire vieux, tu trouves pas? glissa-t-il, presque l’air de rien, ce qui échauffa sérieusement Frank, qui se retînt de lui arracher les yeux.
Il était assez lucide pour comprendre tout ce que pouvait sous-entendre une telle phrase, venant d’un de ses proches collaborateurs. Ces mots lui suffirent pour comprendre que Mike cherchait à l’éloigner du terrain, devenir son second direct ou même éventuellement le remplacer définitivement.
-Je suis encore capable de mettre un pied devant l’autre, de me déplacer tout seul, j’ai pas besoin qu’on m’aide à me torcher le cul quand je vais aux chiottes. Encore capable de gérer cette famille et de la faire prospérer, ce que j’ai toujours fait depuis maintenant des années, répliqua Frank sans détours.
-C’est pas de ça que j’te parle, ne prends pas la mouche.
-De quoi tu me parles, alors ?
-J’pense qu’il est temps que tu nommes une personne qui te remplace sur le terrain, voilà tout. Pas te remplacer tout court, sûrement pas. Je pensais à Christian, tu sais, en ce moment il tient plus en place. Récemment j’ai dû désamorcer une embrouille entre lui et Jojo, et là il devient de plus en plus pressé d’obtenir la promotion dont vous aviez parlé.
-Et alors? Je vais te répondre la même chose qu’au début – patience, il attendra. Je n’ai aucune raison de le faire monter actuellement, il fait du bon boulot à son poste, et qui de fiable le remplacerait ?
-Jojo pourrait le remplacer, il cartonne en ce moment.
-Fruzetti pourrait se tirer n’importe quand, c’est encore trop tôt depuis son retour pour lui accorder toute notre confiance. Je t’ai entendu, tu me conseilles de prendre un second, remplacer Fat Joe, ou prendre quelqu’un à l’ancien poste de ton frère. J’y penserais, en attendant, garde un œil sur Christian. S’il ne tient plus en place comme tu dis, alors il va falloir le surveiller.
Frank devina que le futur proche ne s’avèrerait pas aussi calme que ce qu’il espérait. Au fond de lui, il sentit une certaine excitation.
-Je vais pas y aller comme mon frangin, à te forcer la main, fit Mike, faisant référence à l’acte couillu que son frère Ray Galeazzi avait fait, en forçant Frank à le faire passer street-boss, peu avant de mourir sous les balles des hommes de Filkowski.
-Regarde où ça l’a mené, remarqua Frank, presque sarcastique.
-Ca n’a rien à voir – il t’a sauvé la vie, répliqua Mike, se contenant.
-Oui, c’est ce que je dis, regarde où ça l’a mené, répliqua le vieil homme, se contrefoutant du respect qu’on devait accorder aux morts. Ray Galeazzi avait travaillé honorablement pour la famille, il ne le remettait pas en doute, mais il avait eu le culot de lui forcer la main. Il méritait son sort.
La conversation, beaucoup plus longue en réalité et dont on vous passera les détails, fut interrompue par l’arrivée de Mario Rigazzi, un vétéran de la famille que Frank avait envoyé il y a plusieurs années gérer des affaires de casino à Atlantic City. Peu après Christian arriva également. Frank remarqua directement que ce dernier n’avait pas l’air dans son assiette. Lorsqu’ils se saluèrent, le vieux patron tapota avec le côté de sa main la nuque de Christian, à plusieurs reprises, telle une guillotine s’abattant sèchement sur sa victime. Il continua à faire mine de négliger la présence de son capitaine, ce qui faisait partie d’un plan tout juste improvisé.
Lorsque Mike et Mario prirent congé, Christian demeura sans surprise à la table, l’air rongé par quelque préoccupation. Frank jugea bon de maintenir le silence, incitant Christian à parler le premier, à cracher ce que ses tripes lui commandaient de dire. Son sang s’échauffait à vue d’oeil. Frank en déduisait qu’il allait finir par commettre une erreur, se trahir lui ou quelqu’un d’autre.
-Putain, le traître, qu’est-ce qu’il t’a dit, hein ?... s’enquit-il, à bout de nerfs, ne résistant pas au regard faussement révélateur de Frank.
Devant les yeux de Frank qui prirent une expression sévère, Christian laissa désespérément libre cours à ses pensées spontanées :
-Saloperie de faux-cul, tu sais ce qu’il dit dans ton dos, Frank ? Il est déjà en train de se vanter dans les rues qu’il est le nouveau patron, t’y crois ça !
C’est à partir de là que Frank commença à se servir de Christian comme d’un pion, du moins c’était ce qu’il envisageait de faire. Le ranger de son côté maintenant que Christian se rendait compte de la traîtrise imaginaire de Mike. Du moment que Mike et Christian étaient opposés, sa position à lui restait sûre et sécurisée, relativement. Il ordonna à Christian de jouer un faux-jeu avec Mike, histoire de tâter les ambitions meurtrières de ce dernier. Un cercle de manipulation et de mensonge se mettait en place dans les hautes sphères de la première famille criminelle de San Andreas, Frank le savait. Il était menacé et allait devoir redoubler de prudence, encore.
« On ne change pas les bonnes vieilles habitudes », se rendit-il compte dans un murmure soupiré. Peut-être que les évènements à venir lui permettraient d’oublier quelques temps les récents troubles spirituels qu’il éprouvait, du moins il l’espérait.
Unity Station, la gare de Los Santos, quelques heures plus tard. Deux individus cachés par les vitres teintées d’une Bentley M9222006, semblent avoir une conversation déterminante.
Les mots que Gianetto glissait à l’oreille de Mike s’infiltraient dans son esprit, torturant ses sens, ébranlant certaines de ses convictions.
Finalement, Mike en eût assez, et mit fin à la discussion.
-J’en ai assez entendu, on croirait entendre mon frère.
-Ton frère avait raison. Tu devrais prendre exemple sur lui, c’était un grand homme. Prends garde lorsque tu marches dans les rues, tourne-toi régulièrement… car ce vieil homme ne te laissera pas vivant.
Les craintes de Mike l’amenèrent à penser qu’une mise au point avec le vieux loup qu’il fréquentait depuis toutes ces années, un homme qu’il ne connaissait pas réellement au final. Malgré tout, certains principes l’empêchaient pour l’instant de commettre l’irréparable, surtout en sachant que Frank avait sans doute prévu des goupilles, des plans mortels qui s’enclencheraient –ou qu’on enclencherait en son honneur- si jamais il venait à mourir précipitamment. Pour l’heure, une chose était sûre, il devait le revoir et mettre les choses au point.
« […] je vais faire un face à face avec cette grenouille. »
La personne dit (Téléphone) : Frank, je sais ce que tu crois, mais c’est faux. Je te donne ma parole, on doit se voir, aucun mal ne te sera fait. Je ne suis pas l’ennemi. Je pense qu’il est grand temps qu’on pose sur la table tout ce qu’on a à se dire.
La personne dit (Téléphone) : Je n’ai rien en particulier à te dire Mike, si ce n’est que les choses vont continuer telles qu’elles sont actuellement.
La personne dit (Téléphone) : Je sais ce que tu penses, ce que tu crois qu’il va se passer. Mais ça n’arrivera pas. Tu as ma parole.
Mike, les cheveux en bataille et les yeux légèrement rougis par l’anxiété et la fatigue, était avachi au fond du fauteuil, l’œil rivé sur l’entrée de ce qui était à présent son ancien appartement, dans l’ombre des bâtiments de Delfino Street surplombant une impasse, réputée pour accueillir divers trafics illicites et autres faits divers. Son regard coulant éternellement dans cette direction, Mike observait le perron de la porte, là où Frank n’allait pas tarder à apparaître. Comme d’habitude, il aurait l’air méfiant, circonspect, suspicieux… n’accordant sa confiance à personne, pas à même à lui, son consigliere, qui l’avait servi honorablement et fidèlement toutes ces décennies. C’étaient peut-être les règles tacites du milieu, mais en la personne de Ruggiero, elles étaient poussées à leur paroxysme. Des règles individualistes, égoïstes, le primat de soi-même sur les autres. Mike laissa échapper un soupir blasé, se demandant dans le même temps comment Frank pouvait vivre continuellement avec des idées noires et désabusées en tête.
La pièce presque entièrement plongée dans le noir, un téléviseur diffusant la « neige » et les bruits agaçants d’une chaine non-programmée. Frank n’allait pas tarder.
Frank Ruggiero posa un œil sur l’écran de télévision, avant d’observer avec circonspection l’obscurité alentours. Mike quant à lui adressa un signe de tête à l’homme d’ombre se tenant face à lui, l’invitant à s’assoir :
-Assieds-toi Frankie, fais comme chez toi, l’invita-t-il sobrement.
Ce dernier ne se fit pas prier, et se dirigea vers le sofa, sur lequel il se laissa choir lourdement, avant d’adopter une posture confortable et assurée, presque arrogante.
-On broie du noir, Mike ?
-On ne peut plus noir, Frankie.
-Je pense que tu dramatises la situation… explique-moi ton problème.
-Tu sais très bien… ouais, tu sais très bien le pourquoi de cette situation.
Frank haussa les épaules dans un profond soupir.
-A vrai dire, pas vraiment. Pourquoi Christian est venu te voir, alors ?
-C’est là le problème.
Mike leva sa main droite vers Frankie, jusqu’ici non visible par celui-ci, faisant comme un « stop » avec cette dernière. Cela pourra aussi rassurer Frank sur le fait qu’il n’a pas d’arme.
Frank passe un bras par-dessus le dossier de son siège, adoptant une posture nonchalante pleine de confiance.
-T’es en danger Frankie. T’es prévenu maintenant. Je ne suis pas le danger.
-En tout cas, ça ne viendra pas de Christian. Gianetto me mange dans la main, en ce moment, Mike.
Mike entre-ouvrit la bouche sur ces derniers mots, provoquant un léger ricanement rauque.
-Il veut que je te refroidisse, reprit-il sur un ton plus neutre.
Devant la mine sûre et indubitable de Frank, Mike comprit que quelque chose clochait.
La question semblait hanter l’esprit de Mike :
-Qu’est-ce que tu lui as dit, l’autre soir, au Feelgood ?
-Si jamais je mourrais subitement, d’autres tomberaient inévitablement dans mon sillage.
-Et c’est les tacos qui les élimineraient ? interrogea Mike du tac au tac.
-Les hispaniques, pourquoi pas, fit Frank, volontairement évasif.
-Qui ça serait d’autre ?
-J’en sais rien, j’ai de l’argent, et ça suffit pour une assurance post-mortem.
-Qu’est-ce que t’as dit à Chris l’autre soir.
-Pas grand-chose d’autre… en fait, je l’ai laissé parler.
-Et qu’est-ce qu’il a dit, fit Mike, de plus en plus insistant.
-Son imagination lui a joué des tours. Il t’a vu avec moi d’abord, paisiblement, et a remarqué que je lui accordais une attention négative. Qu’en a-t-il déduit ? Que tu l’avais en quelque sorte trahi.
-D’accord.
-Alors il m’a posé des questions, j’ai fait semblant de connaître les réponses. Et il s’est rapidement retourné contre toi, expliqua Frank, le plus calmement du monde.
-Donc…
-Si je te dis ça, c’est car tu es mon conseiller, et que malgré tout, j’ai encore confiance en toi.
-Il veut que j’fasse le sale boulot, pour ensuite s’occuper de moi – il veut que je te refroidisse, Frankie !
-Non, je ne pense pas.
-Si, il a essayé d’me monter contre toi, il-..
-Tu ne comprends donc pas ? le coupa Frank.
-NON, je ne comprends pas, répliqua Mike férocement, se contenant pour ne pas hurler au visage de son interlocuteur.
-C’est là qu’il joue son rôle d’agent double, glissa malicieusement Frank. Il essaie de te pousser à me tuer, voir si tu vas le faire. Si tu avais accepté de m’appuyer, il serait venu m’informer, et aurait eu sa promotion. Christian ne compte pas me tuer, actuellement, conclut Frank, toujours l’air aussi serein et maître de la situation.
-Alors ça me rassure… acheva Mike, d’un ton peu crédible, commençant à intégrer.
-Si j’ai fait tout ça, c’était également pour me rassurer. Et stratégiquement, je préfère cette situation plutôt que vous avoir tous les deux « contre » moi, entre guillemets.
-C’est plus clair, d’un coup…
Frank inclina la tête vers l’avant, acquiesçant sobrement.
-Maintenant, je te conseille de garder le coup d’avance que tu as sur lui, ceci afin d’élargir ton champ d’action.
-L’ignorance que je suis allé te parler, dans un premier temps.
Frank opina du chef, s’autorisant un maigre sourire.
Il ne se doutait pas que très bientôt, cet équilibre précaire sur lequel il pariait, n’allait pas tarder à s’effondrer.
Quelques semaines plus tard.
Après avoir inséré la pièce dans la cabine et saisi le numéro, le bip sonore retentissait machinalement dans l’oreille de Frank.
Il Prend l'appel
La personne dit (Téléphone): Sonny, c'est Frank à l'appareil. T'es disponible pour une petite virée?
La personne dit (Téléphone): Bordel, on peut s'faire ça s'tu veux.
La personne dit (Téléphone): J'dois aller voir Mike pour lui annoncer quelques nouvelles.
La personne dit (Téléphone): Tu es?
La personne dit (Téléphone): Okay, où est-ce que t'es là? - Frank, Frank.
La personne dit (Téléphone): Ouais, ouais, mais tu es -où-?
La personne dit (Téléphone): Parking de Santa Maria Beach.
La personne dit (Téléphone): On s'voit là-bas?
La personne dit (Téléphone): J'ai rencontré Mike par hasard sur mon chemin.
La personne dit (Téléphone): Dac, toujours besoin de moi?
La personne dit (Téléphone): Ouais, si tu peux venir, c'est toujours mieux, on sait jamais.
La personne dit (Téléphone): Tant que tu m'dis où t'es.
La personne dit (Téléphone): J'suis sur l'auto-route qui mène vers SMB. Sultan noire, garée. Juste après la piscine municipale de Marina, tu vois?
La personne dit (Téléphone): J'arrive.
Santino Calabrese, légende urbaine bien réelle du crime organisé de Los Santos, ne tarda pas à arriver dans une voiture similaire à celle que Frank avait achetée récemment.
-Alors c'est ça, ta version gold deluxe? interrogea Frank sur un ton dubitatif.
- Exact, confirma Sonny Breeze.
- A part la couleur, j'vois pas ce qu'elle a de plus que la mienne, fit remarquer Frank.
- L'intérieur, le moteur et que c'est une édition limitée qui dure depuis l'ère du fameux Wu Tang.
- J'plaisante, elle est magnifique ta bagnole, Sonny.
- J'sais bordel d'merde, fit Sonny, craquant un large sourire carnassier en regardant son homologue.
Frank tourna la clé, faisant démarrer le véhicule dans un rire étouffé.
Quelques minutes plus tard, la voiture de sport aux vitres teintées avait pris position sur le petit parking, quasiment désert, de Santa Maria Beach. Malgré qu’il faisait encore tôt dans la matinée, on pouvait de temps en temps apercevoir des badauds se promener sur la plage, ou alors de simples résidents en train d’ouvrir les volets de leurs fenêtres, fumer une clope sur leur balcon… Aussi, la fête foraine toute proche n’avait pas encore ouvert ses portes, ce qui ravit Frank, peu désireux de voir débouler une foule d’abrutis congénitaux se précipiter chez les forains pour s’y faire bêtement arnaquer. Sonny et lui patientèrent un bref instant, appréhendant l’arrivée de Mike. Ils ne tardèrent pas à apercevoir la voiture de ce dernier déboucher en coin de la route, approchant le parking. Visiblement, il était seul dans le véhicule. Le consigliere se gara juste à côté d’eux, éteignant le moteur. Sonny, qui avait pris le volant, gardait volontairement le leur allumé, prêt à démarrer en trombe si cela s’avérait nécessaire. Mike finit par s’extirper de son véhicule, et grimper à l’arrière de la Sultan.
-Hey Mike, pas eu d’emmerdes depuis hier ? lança Frank, brisant le silence.
-J’étais cloîtré dans ma planque, j’ai appelé le maximum de monde.
Frank leva imperceptiblement la tête vers son conseiller, comme pour dire « Et donc ? »
-Luchy est de notre côté, les associés de Jordie aussi.
Le vieil homme pianotait sur quelques touches du tableau de bord, augmentant le volume de la musique, technique ancestrale pour parler sans qu’un micro ne puisse enregistrer correctement une conversation.
-De toute façon, c’est fini, annonça Frank sans détour. Sonny et Fat Joe se sont occupés de Christian.
Mike prit une mine soulagée après les mots de Frank, lâchant un long soupir d’apaisement.
-Et pour LaCioto, LaCiota… quel est son statut? demanda Santino, visiblement très enclin à descendre le concerné, si tel était le souhait de Frank.
-LaCiota, j’ai décidé de le garder en vie pour l’instant, répondit Frank, tout en observant la réaction de Mike discrètement à travers le rétroviseur central. Le renard gris savait très bien qu’il y a quelques nuits, Christian et James LaCiota s’étaient introduits chez Mike pour le tuer, mais ce dernier s’en était sorti par miracle lorsque, réfugié dans sa chambre avec une carabine M4, il sauta dans la piscine par sa fenêtre, laissant ses ravisseurs débarquer à une seconde près dans une chambre désormais vide. Frank avait d’ailleurs eu du mal à croire à cette scène digne d’une bouse hollywoodienne, pourtant Mike avait eu l’air très sincère à ce sujet. Frank doutait encore de la responsabilité de Mike dans les évènements récents. Après tout, il aurait pu inventer cette tentative de meurtre de Christian, déclencher cette guerre pour le faire éliminer, puis faire passer Jojo Fruzetti, son protégé, à la place de capitaine. C’était un scénario parmi des centaines d’autres, et Frank n’avait pas le temps de tous les étudier à la loupe. Il fallait rester lucide, et prendre des décisions intelligentes.
Mike acquiesça et se tût, sans faire de fioritures.
Frank engagea la question qui devait à présent tarauder tous les esprits :
-Maintenant, il faut réfléchir à qui va remplacer Christian.
-Pas Jojo, annonça Santino d’un ton direct.
-Mike, je sais que tu veux que ça soit Jojo qui le remplace.
-C’est pas ce que je veux, se défendit-il.
-Jojo n’a plus les épaules, il est devenu maigre, lança Santino.
-C’est selon moi le plus apte à passer, c’est tout, fit Mike. Tu n’vas pas mettre Jordan Galucci la tarlouze ?
Les trois compères ricanèrent silencieusement.
-C’est vrai qu’on n’a pas énormément le choix, constata Frank.
-Bah j’sais pas, mais Jojo est devenu squelettique, ses épaules ne tiendront pas, continua Sonny, toujours dans la surrenchère. Sinon, Mike revient sur le terrain de guerre.
-Hahah, comme si j’en avais pas assez chié, répliqua Mike, balayant la proposition de Santino d’un revers de bras.
-On va y réfléchir, j’ai peut-être une solution, les rassura Frank.
-Bon j’y vais, ma femme de ménage arrive bientôt, et si elle voit une pièce remplie de draps et de cellophanes…
Mike avait en effet préparé une chambre de meurtre spécialement destinée à Christian, avec des draps et autres plastiques recouvrant les murs, afin de se débarrasser proprement de l’indésirable. Mais comme résumé précédemment, tout ne s’était pas passé comme prévu, Christian ayant prévu la tentative de son supérieur.
Les compères se séparèrent donc là, Mike remontant dans son véhicule, et Santino raccompagnant Frank à son domicile.
Après la trahison de Gianetto, il était hors de question pour Frank de renommer un capitaine qui serait dans la même position que son prédécesseur : seul à son poste. Alors, il fallait créer deux équipes, et mettre deux caporegime à leurs têtes. De cette façon, il réduisait largement le risque de mutinerie, et se protégeait de Mike et son favori, Jojo. L’option la plus évidente qui se présentait à lui consistait à faire passer Luciano « Luchy » Schifano chef du crew de Marina, et George « Jojo » Fruzetti s’occuperait du reste. Quand il apprit sa décision à Mike, celui-ci ne broncha pas, ce qui rassura Frank. Les affaires devaient reprendre leur cours, et la hiérarchie sa structure.
Encore un autre coup d’état maté, une énième mutinerie désorganisée… une trahison de plus qui n’avait pas porté ses fruits. Faudrait-il en conclure que trahir le principe de loyauté n’amène à rien, et que planter des coups de couteau dans le dos ne paie pas ? Frank n’approuverait pas. Selon lui, ses ennemis de l’intérieur s’y étaient juste pris comme des amateurs. Que ce soit pour Christian, comme pour la tentative de Patricio, Benedotti et Magarelli. Pourtant, tous étaient des hommes de renom dans le milieu, des professionnels de longue date… alors qu’est-ce qui les avait poussé à commettre tant d’imprudence, sans assurer leurs arrières ni même leur victoire ? Peut-être étaient-ils tous tout bêtement tomber dans le piège le plus évident tendu par le vieil homme, qui consistait à se faire sous-estimer. Frank se doutait bien que sa bonne fortune ne serait pas éternelle, et que la roue de la chance finirait par tourner… bien idiot celui qui se fie uniquement au hasard sans agir de lui-même.
Frank avait bien des défauts, mais il n’était certainement pas idiot.
Il avait une dernière chose à faire, avant de promouvoir les nouveaux élus. James LaCiota, sentant une mort peu amène très proche pour avoir trahi un haut-rang de sa propre famille, avait tenté de mettre fin au peu de jours qu’il lui restait à vivre, selon lui. Jordan Galucci, un soldat de la Ruggiero, étant sur sa piste depuis le début, le trouva quelques minutes après que James se soit tiré une balle dans l’estomac, dans une chambre de motel à Fort Carson. Jordan appela Frank d’une cabine, et ce dernier se rendit à une autre cabine pour poursuivre l’appel. Galucci trouva des mots peu communs pour décrire la situation à Frank sans mettre ce dernier en danger, l’interrogeant sur ce qu’il devait faire. Frank, après avoir tout de même réfléchi quelques secondes, lui ordonna de faire son devoir de citoyen et de porter secours au blessé. A vrai dire, même si le vieil homme avait prévu de laisser la vie sauve au traître depuis le début, sa tentative de suicide l’avait fait hésiter. En effet, et dans sa vision des choses, les personnes en arrivant à cette extrémité ne méritaient pas d’être sauvées. Mais il fit une exception et dérogea, pour cette fois, à ses principes.
Jordan rappellera Frank environ deux heures plus tard, l’informant que James était à l’hôpital, en vie, en salle de réveil, chambre 55.
Frank, vêtu d'un long imperméable noir et d'un sombre chapeau vissé sur sa tête, ne tarda pas à pénétrer dans le hall de l'hôpital, se faufilant le long des couloirs labyrinthiques de l’établissement.
Il s'arrêta net devant une porte, lisant l'inscription "55" placardée sur celle-ci. Alors il se plaqua dos à la porte, de façon anodine, inspectant les alentours, yeutant d'un bout à l'autre du couloir. Enfin, il plaça sa main sur la poignée, ouvrant progressivement la porte alors qu'il y pénétrait à reculons. Frank Ruggiero fit volte-face, laissant la porte se fermer par elle-même. De là où il était, il ne put qu’apercevoir James allongé sur son lit d’hôpital, des yeux vides de sens ou d’émotion fixant le plafond. Un vrai putain de légume, grimaça le nouvel arrivant. Frank ôta son couvre-chef, le déposant au sommet d’une armoire toute proche, se demandant s’il allait devoir perdre du temps à attendre que James ne se réveille. Le vieil homme ira ensuite s'assoir sur la chaise au chevet du lit de James, après avoir déboutonné son manteau. James tourna la tête à ce moment en direction de Frank, restant silencieux tout en fermant ses paupières pendant plusieurs secondes. Malgré que les yeux de Frank restaient cachés derrière d’épaisses lunettes noires, James imagina sans peine son chef le fixer intensément. Il ne l’avait rencontré qu’une fois auparavant, et malgré son état actuel, il n’eût aucun doute possible lorsqu’il l’identifia. Frank Ruggiero resta un long moment silencieux, sans avoir souri ni grimacé, n'affichant aucune expression particulière. Il finit par incliner la tête vers James, lui accordant un bref sourire, qui avait quelque chose de moqueur, de sarcastique.
« Tu devrais être mort pour ce que tu as fait, entama-t-il à voix basse. Mort pour avoir pensé que t’allier à Christian te serait bénéfique. »
James rouvrit les yeux, suite aux paroles de Frank, respirant difficilement.
-On ne baise pas le système aussi facilement. Si tu es en vie, c’est uniquement grâce à moi. Tu es un bon soldat, tu ramènes du fric. C’est la seule raison, mentit Frank, qui ne faisait qu’utiliser James pour d’autres desseins. Sinon, je me fous que tu sois vivant ou mort. Mais, putain, t’as intérêt à te souvenir de mon geste, jusqu’à la fin de tes jours. Même si tu es catholique, ne remercie pas Dieu. Remercie-moi, et moi seul.
-J’..J’ai jamais voulu ce que Chris voul.. voulait, articula James avec une difficulté déconcertante.
-Peut-être, mais peu importe. Contente-toi de reprendre comme avant, et d’assurer. Peu d’entre-nous bénéficient d’une seconde chance. Alors, tu éviteras de la gaspiller, compris ?
Frank se pencha en avant sur James, le fixant cette fois de ses yeux véritables, par-dessus la monture de ses lunettes. Un regard rigide et plein de sévérité, auquel James ne peut qu’acquiescer à plusieurs reprises, tremblant, néanmoins soulagé par les paroles de Frank.
-Et présente tes excuses à Mike, bien sûr, mais ne t’attends pas à ce qu’il te tape dans le dos.
-J’..j’ai fait en sorte… de pas tirer sur lui…
Frank força un sourire qu’il avait l’habitude de sortir dans ses entretiens professionnels, signe qu’il devait partir. Un pincement de lèvres qui n’était qu’une façade ne dissimulant qu’à peine la misanthropie évidente du personnage. Il s’érigea lentement du siège, reboutonnant son imperméable puis passa une main le long des pans de son manteau, défaisant les éventuels plis. Ensuite, il se dirigea vers l’armoire, reprenant son chapeau.
-Qu’est-ce qu’on dit dans ces conditions? Bon rétablissement, c’est ça? fit Frank, sur un ton sarcastique, félicitant intérieurement son trait d’humour noir.
-On… on devrait pas.
Frank enfonça son chapeau au sommet de son crâne, l’inclinant en guise de salutation d’usage vers James, avant de se diriger vers la sortie, repartant comme il était venu.
Il était assis sur un banc, paisible et serein, sans qu’aucune pensée amère ne vienne tourmenter son esprit. Il devait se trouver dans une sorte de parc, au milieu de nulle part. Un endroit complètement isolé du reste du monde apparemment, au-dessus des soucis quotidiens, au-delà d’une réalité banale mais néanmoins compliquée. Les enfants jouaient sur les balançoires et autres structures d’amusement, que Frank n’avait pas connues dans son enfance. D’autres gamins courraient un peu partout dans l’herbe fraîche et verte, les chaussettes trempées par la rosée matinale. Le soleil illuminait ce lieu insolite et pourtant si simple à la fois. Frank pouvait même fixer la grosse lueur jaune sans s’aveugler, y distinguant la beauté remarquable de cette planète ancestrale, sans avoir à se protéger les yeux ou à porter de vulgaires lunettes « solaires ». Soudain, tout sembla s’arrêter net, ou presque. Il vit les enfants continuer leurs jeux innocents, mais au ralenti. Il devinait certains cris en observant la mâchoire de certains s’articuler, se déformer, très lentement, des cris de joie et d’insouciance. Il leva les yeux plus loin, sur un banc en face de lui, qui dans ses souvenirs n’y était pas auparavant. Assise sur ce banc, une femme l’observait d’un air curieux, un livre entre les mains. Elle était jeune, la vingtaine sans doute, pas plus, peut-être moins. Qu’est-ce qu’elle avait à le regarder comme ça ? En général, les gens évitaient son regard glaçant, mais elle le supportait sans mal, se mettant même à lui sourire par instant. Bientôt elle se leva, après avoir plié son livre, et se dirigea vers Frank à petites enjambées gracieuses, dans une robe vieillotte tout droit sortie des années 40. Quelques secondes plus tard, elle s’était assise à ses côtés, un peu plus loin sur le banc. Il coula vers elle un regard d’incompréhension, auquel elle répondit d’un autre sourire désarmant, dévoilant sa dentition trop blanche pour être naturelle, selon Frank.
-Qu’est-ce que tu veux ? finit-il par l’interroger, se retenant de lui cracher sa question sur un ton menaçant comme il l’aurait fait avec n’importe qui d’autre.
-Vous m’intriguez, monsieur. Vous ressemblez aux personnages de mes romans.
-Vos romans ?
-Oui, j’écris parfois, ou je lis, quand je me sens mal, ces mondes imaginaires remplis de personnages deviennent ma carapace.
Frank fronça les sourcils, haussant les épaules, se demandant bien ce qu’il pouvait en avoir à faire, sans toutefois le lui faire clairement savoir.
-D’accord, bien… tu m’en vois heureux, gamine.
-J’ai besoin de savoir, vous pouvez m’inspirer pour mes prochaines histoires, j’en suis sûr. Parlez-moi de vos parents !
Frank se surprit à répondre aux questions de la jeune fille, comme si c’était quelqu’un d’autre s’exprimant à sa place :
-Je n’ai jamais eu de mère, commença-t-il.
-Et un père ? demanda l’inconnue.
La figure de Frank se figea en une hésitation momentanée, avant de secouer la tête négativement :
« Non plus. La vérité, poursuivit-il, c’est que je n’ai jamais eu besoin de personne. »
Frank continua après avoir remarquer la moue dubitative de la jeune fille.
-Jamais eu d’attaches, ce qui a fait de moi un homme libre.
-Et heureux, questionna-t-elle dans la foulée, presque du tac-au-tac.
-Le bonheur complet n’est qu’une illusion, et je n’ai jamais souhaité courir vainement derrière une chimère, récita Frank, sans vraiment réfléchir à la question de son interlocutrice.
-Alors vous êtes invulnérable à beaucoup de choses.
-Si tu le dis.
-Et que cela vous fait, quel sentiment vous procure cette carapace, cette armure ?
Frank leva des yeux surpris, comme s’il était étonné par la question, avant de répondre d’une façon qui le surprit lui-même.
-Une solitude absolue et magnifique.
-Pourquoi magnifique ?
-Car elle a quelque chose de romanesque, un chagrin d’une beauté somptueuse.
-Le malheur d’être triste, précisa la fille, c’est la mélancolie.
-Appelle ça comme tu veux. Les mots sont souvent impuissants face à la profondeur de l’âme humaine.
-Alors vous croyez en l’être humain ? s’enquit l’innocente personne.
-Pourquoi cette question ? lança Frank d’un ton presque accusateur.
-Car c’est une question essentielle à votre existence.
-Je n’ai pas l’habitude de croire à quoi que ce soit, surtout à de telles généralités. Alors, est-ce que je ferais confiance à mon prochain, par pur idéalisme ?
Frank marqua un temps d’arrêt, distrait par la lueur d’espoir fugitive soudainement apparu dans les yeux de la jeune fille. Mais sur le moment, il n’en a cure, emporté par des principes pesamment ancrés en lui, et affirma sans détours :
« Non ».
Le visage de la magnifique enfant se ferme, s’assombrit. Son dos, son corps tout entier, se voûte, se renfrogne misérablement. La fleur toute fraîche s’était fanée en quelques instants, sous le poids de quelques mots.
L’éclat lumineux de l’aurore filtrait à travers les rideaux de sa chambre. C’était ce qui avait titillé ses lourdes paupières, ce qui l’avait réveillé. Ce rêve, il l’avait déjà fait.
Il était 2h00 du matin, il avait dormi quatre heures, peut-être cinq. Cela lui avait suffi, vraisemblablement. Enfilant ses vêtements habituels, il se mit en tête qu’une ballade nocturne ne lui ferait pas de mal. Il occupait depuis très peu de temps un nouveau logis, un appartement dans une ruelle de Pershing Square, que la propriétaire et habitante, une bonne vieille femme rondelette et sympathique, louait ses trois chambres, principalement à des étudiants en besoin. Le mode de vie presque nomade qu’il suivait, changeant très régulièrement d’habitat, ne le dérangeait pas, au contraire. Cela lui permettait sans doute de pimenter son existence amère. Refermant derrière lui la porte de sa chambre, il entendit celle d’à côté s’ouvrir, sa voisine Jennifer Emmerich, 22 ans, qui en sortait. L’espace d’un instant, il crût presque voir la fille du rêve, mais en l’observant plus attentivement, il se rendit compte qu’elle n’avait rien à voir sur le plan physique.
La souple silhouette de cette charmante jeune femme se terminait par des cheveux parfaitement coiffés en arrière, à bonne dose de laque et autres produits divers, à l’exception d’une unique mèche noire de jais qui retombait sur le côté de son visage bien proportionné. Ses yeux bleus de glace étaient capables de faire fondre n’importe quel homme, devina Frank. Elle était vêtue d’une robe noire plutôt courte, dépourvue de manches et de dos, avec un fort décolletée sur l’avant. Fendue très haut sur le côté droit, l’habit dévoilait ostensiblement la naissance de sa hanche, et plus bas on apercevait sans peine le délicieux galbe de sa jambe. Visiblement, elle était de sortie. Quoique, de ce que Frank en avait vu, il la pensait capable d’aller simplement sortir les poubelles dans une telle tenue, puis remonter se coucher. Ou alors s’apprêtait-elle à faire comme certains étudiants, en mal d’argent pour financer leurs études, qui finissaient par se prostituer. Frank ne mouva pas un cil en pensant à cette hypothèse lugubre, qui lui paraissait tout à fait probable et crédible. Jennifer lui adressa un imperceptible signe de tête en le remarquant, avant de tourner sur ses talons de dix centimètres et descendre les escaliers qui menait vers le salon, puis la sortie. Frank se rendit compte qu’il avait oublié son paquet de cigarettes, qu’il alla chercher sur sa table de chevet, avant de ressortir. Quelques années auparavant, un de ses proches, il ne se souvenait plus lequel, lui avait demandé pourquoi il avait constamment sur lui des cigarettes, alors qu’il ne fumait plus depuis trente ans.
« On ne sait jamais, ça peut toujours servir. » lui avait répondu Frank, sur un ton énigmatique, ne sachant lui-même pas comment l’expliquer. Certaines choses devaient peut-être rester inexplicables, sinon, elles perdaient tout de leur charme.
Après avoir à peine salué l’hôtesse des lieux, Frank s’extirpa de l’appartement, marchant le long de la passerelle métallique qui longeait d’autres appartements voisins. Une fois dans l’allée, un léger tumulte attira son attention. Il se retourna, et fut surpris de revoir sa jeune voisine entrevue plus tôt, en train, semblait-il, de se faire taxer par des ritals de Delfino Street, rue voisine. Frank avait déjà cru voir une bande similaire sur cette avenue, toute proche de l’endroit où ils étaient actuellement, non loin du 24/7 encore ouvert d’ailleurs. Toujours aussi coriaces, ces coréens, se perdit-il dans quelques préjugés racistes. Frank se refocalisa sur la scène qui se déroulait sous ses yeux, ses acteurs ne l’ayant pas encore remarqué. En y réfléchissant, il n’avait clairement pas l’habitude de faire face aux choix qui se mirent à défiler dans sa tête. En temps normal, il se serait éloigné froidement et aurait laissé, sans scrupule, la pauvre minette à son funeste sort. En effet, il paraissait évident que les loubards n’allaient pas se contenter de quelques billets. L’espace d’un instant, le souvenir d’une scène de viol d’une fille par Tootsie des décennies auparavant remonta à la surface.
Il ne put s’empêcher de rire jaune, quand il eût pris sa décision, lui qui disait souvent que les hommes étaient incapables de changer. Visiblement, et il y repenserait plus tard, lui, n’avait pas seulement changé, mais s’était transformé au fil des décennies. L’homme est perfectible, disait un célèbre philosophe français, alors peut-être que Frank avait évolué… ou alors s’était-il affaibli au lieu de s’endurcir ?
Avant même qu’un des voyous ne prononce une parole en voyant Frank arrivé, ce dernier avait jeté dans leur direction sa carte personnelle de transports en commun, à leurs pieds. A présent, les gamins le fixaient sans comprendre, totalement incrédules face à l’apparition désarmante du renard gris. L’un d’eux sembla deviner qui était Frank, ou alors fut-il simplement éclairé d’un instinct de lucidité passager. Les autres s’étaient rapidement remis de leur surprise, et toisaient le vieil homme de façon menaçante. La bête solitaire venait mettre en péril la dégustation de la jeune brebis que la meute de louveteaux venait de piéger. Frank soupira profondément, indiquant d’un signe de tête la carte aux pieds de l’adversaire le plus proche. Celui-ci se tourna vers ses comparses, et s’éprit d’un grand rire plein de nervosité, feignant la légèreté et l’assurance pour mieux dissimuler sa perplexité. Il exagéra une courbette pour se baisser et ramasser la fameuse carte. Ce qu’il vit lui ôta toute envie de blaguer, lui glaçant presque le sang, lui coupant net le souffle. Le plus perspicace des trois commençait déjà à s’éclipser quand le deuxième lisait le nom de Frank Ruggiero par-dessus l’épaule du premier. Frank anticipa les excuses à venir qui allaient sans doute prendre la forme d’odieux bredouillements inaudibles. Il les coupa clairement avant toute tentative de la sorte :
« Tirez-vous, pas de temps à perdre » furent les seuls mots qu’il prononça, d’un ton désinvolte et las.
Les truands en devenir ne se firent pas prier, jetant tout de même un dernier regard hargneux envers Jennifer, avant de disparaître dans la nuit.
Frank grimaça lorsque Jenny lui rendit sa carte que les jeunes avaient laissée retomber au sol.
-Le respect n’existe plus, décidemment.
-J’ai… plutôt l’impression que le contraire vient de se passer, non ? bredouilla la jeune femme, encore un peu sous le choc, bien qu’elle semblait plutôt bien s’en remettre, s’étonna Frank sans le montrer.
-Ne confondez pas crainte et respect.
-Attendez, je ne… vous ai pas dit merci… haleta Jennifer, alors que Frank semblait décidé à s’en aller sans faire plus de fioriture.
-Et vous n’aurez jamais à le faire, répliqua-t-il, par-dessus son épaule, après un long silence.
Jenny ne put que suivre de ses yeux encore apeurés la sombre silhouette de Frank s’enfoncer dans la pénombre. Elle aurait voulu l’interpeller encore une fois, mais cette dernière image, celle de son « sauveur » disparaissant aussi mystérieusement qu’il était apparu, lui coupa le souffle, et l’empêcha de faire quoi que ce soit pour le rattraper. Au fond, elle doutait que cet homme ne veuille de sa compagnie. De la sienne, ou celle de n’importe qui.
Marchant d’une rue à une autre, sans objectif précis, Frank se trouvait idiot. Il avait agi comme un vulgaire justicier, prêt à défendre la veuve et l’orphelin. Son attitude chevaleresque, sur le moment, lui avait paru nécessaire, mais après-coup et en se remémorant la scène, il fut pris d’une furieuse envie de gerber. Le dos courbé, le visage tourné vers le sol, il se tenait d’une main au mur auquel il s’appuyait. Il secoua vigoureusement la tête, se demandant pourquoi il avait agi ainsi, et davantage pourquoi cela le troublait autant. Après tout, il avait bien agi, selon les standards sociaux, et n’avait rien à se reprocher, au contraire. Mais Frank réfléchissait à l’encontre des conventions sociales, ce qui perturbait forcément les choses. Quoi qu’il en soit, il était tiraillé entre deux forces opposées, deux idées contraires, et le choc l’avait secoué.
Le lendemain matin, au petit-déjeuner. Frank et Jennifer mangeaient en tête à tête, ou plutôt chacun dans leur coin. Leur hôtesse, après avoir mis au four ce qu’allaient être de délicieux sablés, s’était absentée faire de rapides courses. Un silence gênant, du moins pour Jenny, s’était installé dans la petite kitchenette. Frank Ruggiero, lui, n’avait jamais trouvé les silences embarrassants. Au contraire, il s’en délectait. Dans ces instants-là, il décelait facilement les faiblesses des gens. Il percevait leur vulnérabilité. Car la plupart des personnes, et Frank les méprisait notamment pour cela, ne savaient pas apprécier ces doux moments de calme à leur juste valeur. Pire, certains étaient prêts à tout pour les rompre, en balançant Dieu sait quelle absurdité dans le but de briser l’instant privilégié. Les silences, il les trouvait justement bien plus intéressants, et révélateurs, que tous les sujets stériles et banals que la plupart des gens usait pour meubler leurs conversations. Au fond, cela lui rappela sans doute pourquoi il avait choisi la vie qu’il menait. Jamais il n’aurait pu être comme « monsieur tout le monde ». Vivre la vie des gens, les vrais gens, ceux de tous les jours. La vie quotidienne des gens quotidiens. C’était au-dessus de ses forces de comprendre comment ces minables fonctionnaient dans leur tête et dans leur cœur pour faire confiance à ce monde qui les rendait si insignifiants, si vulnérables. Frank ne pouvait accepter une telle idée, ni s’en accommoder. Il n’était pas fait pour ce genre d’existence, merde.
Jennifer n’avait que peu touché à ses œufs pochés, et encore moins à son porridge, pourtant délicieux, elle le savait. Frank mangeait normalement. Se priver de petit-déjeuner, c’était prendre le risque d’être faible, d’avoir un creux avant midi, et donc d’avoir l’attention ailleurs, et bam. Rater son petit-déjeuner faisait partie des détails qui peuvent faire la différence entre un chef mafieux mort et un chef mafieux vivant. Jenny s’attendait à ce que Frank évoque, abstraitement au moins, l’évènement de la veille. La rassurer peut-être, lui demander si elle s’en remettait… des choses banales, somme toute, des phrases toutes faîtes, c’était la moindre des choses. N’importe qui aurait fait l’effort d’agir ainsi, n’importe qui de civilisé. Le vieil homme taciturne et taiseux qu’elle avait en face de lui s’essuya le coin de la bouche avec sa serviette, avant de pousser son assiette. Jennifer devina que son voisin n’allait pas tarder à disparaître, à se dérober exactement comme il l’avait fait cette nuit. Elle se racla la gorge instinctivement, et de façon peu discrète, ce qui ne manqua pas de faire lever les yeux de Frank.
D’abord hésitante, elle se lança, bien décidée à faire parler le bougre :
-Alors, quel est votre nom ? La gardienne a refusé de me le dire… et même après ce que vous avez dit hier, eh bien… je tenais à vous remercier.
-Un nom ne signifie pas grand-chose.
-Quel âge avez-vous ? interrogea-t-elle du tac au tac, se surprenant elle-même de l’audace qu’elle mettait en prenant au jeu son homologue, si cela était bien un jeu pour lui.
-Assez vieux pour savoir à quoi ressemble la mort.
Bien que refroidi par le ton et la façon dont il répliquait, elle n’abandonna pas pour autant.
-Vous avez de la famille ?
-Pas vraiment.
-Quelqu’un que vous aimez, ou qui vous aime ? se risqua-t-elle, décidemment d’humeur aventurière.
-La vie des autres ne m’a jamais intéressée, dit-il sans hésiter, comme s’il récitait des principes qu’il s’était depuis longtemps enfoncé dans le crâne.
-Alors, vous êtes tout seul ? conclut la jeune femme, mettant inconsciemment à la fin de ces mots une intonation faiblement interrogative, sans doute motivée par l’espoir que ce vieillard aigri et asocial méritait tout de même qu’on s’intéresse à lui.
-Fréquenter les autres ne fait que rendre ma vie plus compliquée, lâcha-t-il, mais cette fois d’une façon légèrement plus expressive, moins froide et mécanique qu’auparavant.
-Vous êtes un homme triste, et seul.
-Et vous ne seriez qu’une pauvre victime violée et rackettée, choisie au hasard dans une ruelle glauque par une bande de minables traîne-patins. Chacun sa route, chacun sa nature, chacun son statut, lui cracha-t-il d’un ton acerbe, ponctuant sa courte tirade par quelques rictus mesquins.
Sur ces dernières paroles volontairement blessantes, il se leva et commença à se diriger vers les escaliers, à peu près sûr que la minette arrêterait de l’emmerder après ce qu’il venait de lui balancer à la figure. Il avait essayé d’être poli, lui faire comprendre qu’il n’était pas le genre d’homme à faire la conversation, mais elle avait continué, très sûre d’elle et toute fière. Qu’est-ce qu’elle croyait faire, le mettre à nu ? Lui dont elle n’avait aucune idée de ce qu’il était, ou ce qu’il représentait. Il se prit encore une fois à regretter son acte insensé de la veille. Jennifer prit sur elle pour ne pas se sentir insultée, toujours absorbée par ce petit « jeu » social, et décidée à découvrir ce que cachait le vieil homme. Petite, on lui avait souvent répété que la curiosité était un vilain défaut, conseil jamais écouté. Et elle était encore la petite fille effrontée et audacieuse qui n’avait peur de rien et se refusait à ce qu’on lui dise « non ». Elle suivit Frank alors que celui-ci montait les escaliers, le harcelant toujours de ses questions, auquel il ne prenait plus la peine de répondre. Enfin, faisant mine de s’avouer vaincu, elle dit d’une voix douce :
-Quoi que vous dîtes, et quoi que vous fassiez… vous n’empêcherez pas le fait que ce soir-là, vous vous êtes comporté en héros.
Frank faillit exploser d’un ricanement railleur sur le coup, faire volte-face et lui rire au nez à grandes dents. Mais il se reprit, s’immobilisant au sommet du pallier, après avoir franchi la dernière marche.
-Je n’ai rien d’un putain de héros, croyez-moi sur parole, grinça-t-il entre ses dents.
-Qui êtes-vous, dans ce cas ? lança-t-elle, faussement innocente, reprenant son air taquin qui désespérait tant Ruggiero.
-Certaines vérités ne sont pas bonnes à entendre. Alors considérez-moi comme un banal retraité attendant patiemment que son heure vienne, et arrêtez donc de me broyer les couilles.
-Vous me rappeliez mon grand-père presque… sauf que lui ne parlait pas comme ça.
-Va fangool, poontang, laissa-t-il échapper sans le vouloir.
-Je comprends pas votre délire, m’sieur. Vous m’avez filé un sacré coup de main hier, et je tenais à vous remercier… et vous, vous ne l’acceptez pas ? C’est si dur de croire en votre capacité de faire le bien ?
Ses mots, cette façon si naturelle de les lui balancer au visage... déstabilisèrent clairement Frank, qui commençait à perdre son sang-froid et ce qu’on pourrait appeler son cloisonnement émotionnel.
-Je ne crois ni au bien, ni au mal. Ma seule ligne de conduite se calque sur la survie, la subsistance.
Jenny le regarda enfin d’un air dégoûté, ce que Frank attendait depuis cinq bonnes minutes : signe, selon lui, qu’elle allait enfin comprendre et lâcher l’affaire.
-Vous n’êtes qu’une bête, un animal… c’est ce que vous voulez me faire croire, articula-elle, plus calmement que Frank ne l’aurait voulu.
-C’est la vérité, mais vous ne voulez pas l’entendre.
-J’ai pas retenu grand-chose des valeurs qu’on m’a inculquées, étant petite, mais je me souviens bien d’une chose. Dans chaque personne il y a du bon, j’en suis sûre, et vous en avez au fond de vous, comme tout le monde.
Frank la dévisagea d’un air triomphant, un horrible sourire carnassier commençant à s’étaler sur son visage, alors qu’il savait que son adversaire venait de faiblir, et qu’il avait pris le dessus. Il se savait capable de porter le dernier coup, l’ultime estocade, le pic final.
-Vous savez ce qu’on dit : l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Jennifer arborait à présent une expression déconfite, d’ailleurs similaire à celle qu’affichait la fille du rêve avant de se « faner ». Le jeu était fini. Game over. Frank décida de redescendre les escaliers, ayant changé de décision et voulant à présent prendre l’air. Il frôla son agaçante voisine, désormais réduite au silence, lui lâchant au passage quelques ultimes sarcasmes.
-Continuez votre vie, reprenez votre train-train… et sortez plus couverte la nuit.
-Allez au diable.
Frank Ruggiero, en s’éloignant vers la porte d’entrée, lança par-dessus son épaule, avant de s’échapper:
-Promis.
Il rentra assez tard ce soir-là, ayant passé la journée à vadrouiller oisivement entre deux rencontres d’affaires à San Fierro, où il avait d’ailleurs implanté secrètement une équipe, mesure de prudence qu’il avait prise des années auparavant, au cas où ses forces se retrouvaient soudainement écrasées sur Los Santos, il pourrait faire appel à celles localisées sur SF.
Alors qu’il se dirigeait machinalement jusqu’à sa piaule, Frank remarqua la porte curieusement grande ouverte de la chambre de Jenny. Risquant un coup d’œil indiscret, il s’aperçut qu’elle était vide, complètement vide, à l’exception de ce qu’on y trouvait avant d’emménager : un lit qui avait la qualité de ne pas trop grincer, une grande armoire bas de gamme de marque suédoise, et un bureau foutu dans un coin. Une voix grasse et lente reconnaissable entre mille, celle de la gardienne, dans son dos, le tira de ses pensées.
-Elle est partie précipitamment dans l’après-midi, sans explications… je crois que vous la fréquentiez, une idée du pourquoi ?
Elle avait dû faire ses recherches, trouvé qui il était… et la vérité l’avait effrayée. Petite sotte, il l’avait prévenue.
-Les gens sont parfois imprévisibles, et agissent de façon incompréhensible.
-Et vous êtes différent de ces gens-là ? interrogea la grosse dame, de façon plus abrupte qu’elle ne l’aurait voulue.
Frank décida pour une fois de ne pas mentir et se laisser aller à la franchise, méditant les évènements récents.
-Je me rends compte que parfois, je ne vaux pas mieux qu’eux, laissa-t-il tomber, non sans un soupir teinté d’impuissance.
La gardienne hocha la tête gravement, peut-être en train de ruminer les paroles de Frank – ou alors réfléchissait-elle juste à quel plat cuisiner ce soir. A vous de choisir, tout dépendra du crédit que vous accordez à la race humaine en général, et à votre degré d’optimisme.
Frank ôta son long imperméable noir, qu’il accrocha au dossier de la chaise du petit secrétaire installé au fond de la chambre. Il tourna en rond quelques minutes, se prenant le visage dans les mains, massant les multiples rides et stries de sa peau. Jenny avait essayé de découvrir ce qu’il y avait au-delà du masque froid et distant qu’il affichait perpétuellement. Elle s’était aventuré courageusement, dangereusement même, au-delà de son éternel air renfrogné qui désenchantait la plupart de ceux qui croisaient son chemin. Elle s’était, d’une certaine façon, sincèrement intéressée à lui, mais ne s’attendait pas à tomber sur un criminel méprisable, un meurtrier sans cœur, un tueur… un enculé de la pire espèce. La belle avait rencontré la bête, mais le conte de fée ne s’était pas produit.
L’urine se déversait dans la cuvette, Frank s’étant rendu dans la salle de bain pour décharger sa vessie.
« Aux chiottes les happy end ».
Dernière édition par Frank Ruggiero le Mer 1 Jan - 14:19, édité 10 fois
Frank Ruggiero- Messages : 7023
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Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Chapitre VIII : Death Wish
-Les anciens de Cosa Nostra se répétaient lorsqu’un proche mourrait. La seule chose qu’on emporte avec soi lorsqu’on quitte ce monde, disaient-ils, c’est notre honneur.
Ils se trompaient. En vérité, on n’emporte rien. Tout ce qu’on a eu, tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on est… reste ici. Quel est le sens de la vie, le sens de nos actions ? A l’échelle de l’univers, nous ne valons rien, nous sommes insignifiants. Ce qu’on sera amené à faire dans ce monde, de manière absolue, n’a aucune valeur, aucun poids. Ce qu’on accomplit dans une vie, ne résonne pas dans l’éternité.
L’Enfer, le Paradis, ça n’existe pas. Si on te dissout dans de l’acide, ou qu’on t’enterre six pieds sous terre, tu y resteras. Tu ne monteras pas au ciel, tout ça n’est qu’une excuse.
Depuis la nuit des temps, la plus grande crainte de l’Homme… qu’elle est-elle ?
La Mort, bien sûr. Car elle représente le vide, le rien, le néant… c’est ce qui effraie les hommes. Alors pour combler ce néant inévitable, on a inventé Dieu, et l’au-delà. Ca nous rassure, ça réchauffe la froide pensée qu’il y a une fin à notre existence, et rien d’autre ensuite.
Même si les gens pensent que je n’ai pas de cœur, pas de conscience, j’ai pris du temps à me faire à cette vérité. Sais-tu comment ? Je me suis rendu compte… que tout ça n’était qu’une farce. Une vaste blague, pas forcément marrante.
Le vieil homme se tût, contemplant dans un silence morbide sa victime, qui ne tremblait plus à présent, mais regardait son homologue avec horreur, ébahi par l’homme qui se tenait devant lui, choqué par ce personnage complètement surréaliste et fanatique.
Et Frank d’enchaîner :
« La noire comédie de l’humanité. »
Il s’éprit alors d’un petit rire désabusé et cynique, en parfait accord avec ses dernières paroles. Tony Petrelli, qui avait trahi un groupe de criminel de la pire espèce pour protéger sa famille et continuer à être un père pour ses enfants, sût que ce glas sonnait sa fin, alors il lui lança à la figure :
« Tu es foutu Frank, même Dieu ne te viendra pas en aide… Tu es foutu. » répétait-il, en secouant mollement la tête.
Frank hocha la sienne gravement, peut-être l’approuvait-il.
Il coula un regard significatif en direction de Bruccieri, qui vint lui tendre son revolver, un Colt Single Action Army. Frank inspira une bouffée de satisfaction au contact du manche glacial, laissant sa main armée divaguer dans le vide quelques secondes, comme l’aurait fait un chef d’orchestre mélomane avec sa baguette.
A ce moment-là, il se sentait bien, libre de tout soupçon, tout remord, tout embêtement moral. Au moment où il exécutait sommairement sa victime, il n’entendit qu’à peine les derniers mots du défunt.
« Tu me répugnes Frank… »
Un flash aveuglant, un cri, du sang. Voilà comment s’était déroulé le meurtre de Petrelli, douze ans auparavant, dans une vieille décharge abandonnée de Cleveland. Frank soupira longuement, avant de griller une énième Lucky Strike du second paquet de la journée, déjà presque vide. Cette mélodie qui passait à la radio et son vide d’occupation à combler l’avaient amené à se remémorer certains de ses « hauts-faits », et autres évènements qui appartenaient désormais au passé. Le vieil homme se demandait quelle importance le passé pouvait-il avoir pour un homme comme lui. Une question qui le laissait vraiment évasif. Il s’estimait assez fort pour s’affranchir de n’importe quel évènement antérieur, pour se concentrer sur le présent, et continuer à avancer, courageusement, grâce à son esprit expérimenté de vétéran. Mais en même temps, le passé impacte forcément notre âme, détermine ce que nous sommes et ce que nous allons être. Se retourner, l’espace d’un instant, et observer ce qu’il y a derrière nous, c’est également une façon d’éviter de répéter les mêmes erreurs. Et quelles étaient ses erreurs, à lui ? Quel était son problème ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond dans son âme et conscience? Identifier la cause de son mal-être, et de ses tourments intérieurs, serait forcément un début de réponse.
Frank alluma sa dernière clope, s’enfonçant plus confortablement sur la banquette située au fond du « Franky’s Liquor » (sa propre échoppe, fermée depuis des années, devenu un de ses havres de solitude). Il n’avait quasiment pas fumé depuis une, voire deux décennies, et d’un coup, voilà qu’il s’y remettait. Pour tuer le temps sans doute. Quelle autre raison ? Parfois, il n’y a aucun sens, aucune raison. On fait certaines choses, et voilà tout. Frank grimaça, constatant sans peine qu’il commençait à agir de façon de moins en moins rationnelle… un peu comme le commun des mortels, la plupart des gens. Peut-être y avait-il encore un peu d’espoir pour lui, la possibilité qu’il puisse atteindre un jour une sorte de rédemption. Frank s’en amusa amèrement, crachant un large et opaque volute de fumée.
Puis il reçut un coup de téléphone de Mike, qui souhaitait le voir rapidement.
Après avoir éteint la radio, patientant pour l’arrivée de Mike, la mélodie résonnait encore au creux de son oreille. Il se laissa aller à contempler cet endroit qu’il fréquentait depuis maintenant dix ans, son Liquor. Il se surprit à noter certains détails de cette pièce qui lui avaient échappé, ou dont il ne s’était jamais rendu compte. Quelle ironie… fréquenter des années un même lieu, et ne prendre le temps de s’y intéresser qu’aujourd’hui. Alors qu’il gloussait de l’absurdité évidente de l’existence, Mike fit son entrée. Il était coiffé de près, bien en plus de ça. Frank y vit un bon signe, Mike semblait reprendre du poil de la bête, et c’était bon pour le fonctionnement de la famille. Après lui-même, son consigliere était sans aucun doute le personnage le plus important de la structure hiérarchique.
Mike ouvrit ses bras à Frank après avoir posé le sac sur le comptoir, l’enveloppant dans de vigoureuses frapes amicales.
-Ce bon vieux Liquor, toujours la même tronche, héh, fit remarquer Mike avec un sourire.
Frank acquiesça après avoir pris une inspiration nostalgique, reprenant le temps d’embrasser du regard « ce bon vieux liquor ».
-Ce bon vieux Liquor… tu veux quelque chose à boire, Mike ?
-Non merci, je peux pas rester très longtemps.
-Okay, ça marche. Vas-y, tu as mon oreille, l’invita-t-il à parler.
-James O’Meagher nous invite à une réunion, tu vois le topo ?
Frank tira une grimace assez blasée.
-Ces types-là ne sont pas assez importants pour que je m’y pointe en personne.
-Y’aura vraiment tout le monde, et je pense que ce serait mieux que tu ne viennes pas à la première, oui. Et question sécurité aussi – j’irais avec Corozzo. Nicholas Corozzo était le chief enfocer de la Famille, un récemment promu soldat, qui dirigeait l’équipe de tueurs professionnels de l’organisation. C’étaient eux qui géraient les meurtres sur contrats, et qui s’assuraient que les conflits intestinaux ne dégénéraient pas. Lorsque les gros bonnets voulaient appliquer la violence, c’était les enforcers qui étaient mis sur le coup. Frank aimait faire référence à eux comme des « chiens de guerre », le surnom qu’on donnait aux mercenaires pendant la guerre froide.
-Fais ça, oui, confirma-t-il.
Une nouvelle commission du crime allait se mettre en place, des années après l’échec de la première que connût Los Santos. Frank attendait de voir la concrétisation de cette idée, mais il se réjouissait d’avance des coups bas, tordus et vicieux auxquels il pourrait s’adonner lorsque le monde criminel aura repris une dimension plus « politique ».
Après cette rencontre, Frank disparut, introuvable pendant plusieurs jours. Mais cela n’inquiéta personne. En vérité, ceux qui le connaissaient s’en étaient habitués, ou n’avaient même pas remarqué cette absence. Personne ne s’attendait de toute manière à tomber sur lui au coin d’une rue, ou à une terrasse de Delfino Street. Non, ce n’était vraiment pas son genre. Cependant, bien que Los Santos soit une grande ville, Frank Ruggiero n’était pas invisible. Il savait juste choisir ses endroits, et comment les fréquenter.
Le vieil homme était assis tranquillement dans un coin de la taverne, ses paumes refermées sur un verre de whisky. Tout le brouhaha général qui l’entourait ne semblait pas l’ennuyer, ni même l’atteindre. Son visage usé et patibulaire, dissimulé derrière casquette et lunettes, exprimait une sorte d’amertume paisible. Le bar était bondé, pourtant personne ne l’approchait. Cette bête solitaire n’aimait pas la compagnie. Durant toute son existence, il avait erré dans la vie aussi seul qu’on pouvait l’être. Son attention divaguait à travers la salle, de façon nonchalante et peu concentrée. Ces derniers temps, il avait perdu son extra-lucidité habituelle, il en avait assez d’être paranoïaque. Fatigué de devoir prêter attention au moindre geste suspect, à la moindre grimace, au moindre infime présage d’une mort imminente. Une mort qui le guettait depuis toujours, mais qui rebutait à lui tomber définitivement dessus, à le libérer. Que lui arriverait-t-il s’il mourrait ? Rien, le néant. Il ne serait pas bien dépaysé, après tout. Frank reprit une rasade d’alcool, reniflant bruyamment sa misère, attirant par la même occasion plusieurs regards curieux.
Un homme vint s’assoir en face de lui, sans crier gare ni demander la permission de lui tenir compagnie. Frank daigna lui accorder une œillade dénuée d’intérêt, avant d’en retourner à sa choppe presque vide, ce qui lui tira un grognement maussade. L’homme en face, la cinquantaine, le visage ravagé par le dur labeur d’un métier difficile, chose que l’on pouvait deviner au vu de sa tenue d’ouvrier sale et poussiéreuse. Apparemment, il ne s’agissait que d’un travailleur lambda venu prendre un verre avant de rentrer péniblement chez lui, pour retrouver une épouse chieuse et insupportable, sans compter des gamins ingrats et emmerdeurs. Mais quelque chose clochait forcément à partir du moment où ce même individu avait l’audace de s’assoir à la table de Frank. La première hypothèse serait l’état d’ébriété, or il avait l’air tout à fait sobre. Alors, quoi, que voulait-il ? Ruggiero finit par se poser la question, voyant que son opportun convive le fixait sans piper mot. Relevant lentement le menton, il focalisa son regard d’acier terni par la fatigue sur son homologue, le dévisageant avec une curiosité croissante. En effet, ce visage, ces traits, lui étaient familiers. Ce petit sourire en coin aussi. Il avait connu quelqu’un qui ricanait de façon similaire, mais d’une manière bien plus extravertie et grandiloquente : le large sourire de requin d’une légende désormais morte et enterrée. Bernie Grapes. Et l’homme qu’il avait devant lui, c’était…
-Eckley Strocchia. Tu ne te souviens peut-être pas de moi, Frank.
-… Ercole Strocchia, le frère de Grapes. Qu’est-ce que tu fais ici ?
-Je me suis arrêté prendre un verre, avant de rentrer chez moi, pour retrouver ma merveilleuse épouse et mes gosses.
Frank esquissa l’ombre d’une moue dubitative, avant de sombrer dans une réflexion solitaire. Il n’avait rencontré Eckley qu’une seule fois, en compagnie de Bernie, et même après la mort de ce dernier, il n’eût aucune nouvelle du frère. Il savait juste que le concerné avait continué sa vie habituelle, le train-train lambda d’un individu lambda. Tout le contraire de son grand-frère, gloussa-t-il en silence. Ercole ne semblait pas avoir particulièrement envie de converser, ce que contredisait sa présence même, alors Frank laissa son regard absent dériver dans le vague, suivi de près par son esprit vagabond, alimenté par les plusieurs verres d’alcool ingurgités.
Cela faisait maintenant des années que Bernie Grapes, le grand et l’illuminé, le fou et le mégalo, Bernard Strocchia, avait été refroidi. Exécuté par Franck « Leather » Cagliani et ses hommes, dans une des enseignes qu’il tenait. Même dans sa mort, il avait réussi à emmerder son monde. Paranoïaque depuis toujours, cet homme, qui s’était longtemps imaginé fils de Dieu, avait pressenti la menace avant que Richie DeGrazia, un des assassins, ne surgisse de la cuisine. Comme si ce genre de sale type avait droit à une chance de s’en tirer avant que la mort ne vienne frapper à sa porte. Il avait dégainé son flingue sans hésiter après avoir entendu une sonnerie de portable qui provenait de l’arrière-salle, et une fusillade épique se déclenchait. Le Grapes s’agitait dans tous les sens, tel un capitaine de vaisseau pirate luttant contre vents et marées alors que son navire coule et se fait aborder. A force de jurons vengeurs et vindicatifs, doublés d’appuis frénétiques sur la gâchette de son flingue, il survécut au moins une bonne minute, et réussit même à descendre un second tueur qui était apparu à l’étage. Dans son dernier souffle, avant de prendre une ultime balle dans le buffet, il réussit à les maudire, tous autant qu’ils étaient. « BERNIE GRAPES VOUS AURA UN JOUR ». Puis il s’est écroulé, magnifiquement, comme s’il avait répété le geste des centaines de fois. Il avait un don certain pour les effets dramatiques. Aujourd’hui encore, dans les rues de Delfino Street jusqu’à Marina, en passant par le tristement célèbre Speakeasy, certains, rares, parlent encore à voix basse de sa légende, et de la malédiction que Grapes aurait jetée sur la famille dirigeante. Beaucoup de balivernes, globalement, car légendes sont les légendes… mais la mémoire du bonhomme persiste. C’est tout ce qu’il aurait souhaité, tout ce dont il rêvait – des rêves de postérité et de grandeur, il voulait qu’on se souvienne de lui. Comme d’un tyran, ou comme d’un leader charismatique ; comme d’un sacré chieur ou d’un type sympathique ; peu lui importait, tant que son nom était murmuré.
Richie DeGrazia, avait d’ailleurs complètement disparu depuis, avant de repointer son museau un beau jour en ville. A moitié fou, il hurlait des paroles insensées, menaçaient certains wiseguys. Dans la journée-même de son retour, Martin « Marty Bumps » Bempascuito, et certains associés, s’en débarrassèrent rapidement, sur l’ordre de Mike Galeazzi.
-Tu ressasses de vieux souvenirs, Frank ?
-Je portais un toast silencieux à ton frangin disparu, Eckley. Que Dieu ait son âme, dit-il, levant à peine son verre vide.
-Dieu ? Je connaissais mon frère, il aurait préféré aller un enfer, rien que pour le style.
Frank Ruggiero s’éprit, bien malgré lui, d’un fou rire approbatif. Oui, c’était bien le genre de Bernie Grapes.
-J’aimerais te dire que tu n’as pas changé depuis notre première rencontre, mais… j’ai une impression contraire.
-Les temps changent, et moi aussi je finis par me transformer.
-Personne n’est à l’abri, Frankie. On doit s’adapter, faire avec.
-Tu as quitté l’usine pour faire de la philosophie, Eckie ?
-Rien ne m’empêche de faire les deux, si ? répliqua Ercole avec un sourire malicieux, et des yeux pétillants d’une sagesse étonnante. C’est la seule façon pour un ouvrier comme moi de ne pas tomber dans la déshumanisation, de pas me laisser dévorer par ce tapis roulant qui voudrait régir la vie d’un travailleur à la chaîne. Et puis, j’approche de la retraite, Frank.
-Tu commences à te faire vieux pour ce boulot, tu ne devrais pas déjà y être, à la retraite ?
Frank sentit que sa question gêna légèrement son interlocuteur, qui se rembrunit un peu, sans toutefois baisser sa garde.
-Nous vivons des temps de crise, Frank, c’est difficile de mettre du pain sur la table au quotidien. Janine ne travaille pas, elle est trop occupée par nos trois enfants, alors, je dois bosser dur.
Le vieil homme en face hocha imperceptiblement la tête, commençant à se demander si Eckley n’était pas venu le voir pour lui mander de l’argent. Ce dernier poursuivit :
-Enfin, j’imagine que ce n’est pas la crise pour tout le monde, toi, tu t’en sors bien pas vrai, hein ?
-Aucun problème sur le plan financier, on peut dire ça.
-« Souvent le bon souffre, alors que le mauvais prospère… », cita Ercole.
-Non, Eckie. Tout le monde souffre.
Eckley, les yeux plissés, fixa Frank un bon moment, avant d’acquiescer sincèrement.
-Oui, tu dois avoir raison. Je ne vais pas t’embêter plus longtemps, je voulais juste te revoir une dernière fois avant de mourir.
-Si tu as quelque chose à me demander, fais-le. Je ne t’ai pas vu après la disparition de Bernie. Tu connais les traditions, j’aurais veillé à ce que toi et ta famille disposiez d’un pécule, de quoi vivre.
-Je ne suis pas là pour faire l’aumône, et sans vouloir te manquer de respect, je ne veux pas de ton argent. Je suis trop fier pour l’accepter, et je pense que tu peux le comprendre.
-Tu as parlé de mourir.
-Oui.
-Alors parle, je suis disposé à t’écouter.
Ercole disposa ses coudes sur la table, dardant sur Frank un regard des plus graves. Ruggiero sût qu’il allait enfin évoquer la véritable raison de sa visite.
-Je ne t’ai jamais rien demandé, Frank. Aujourd’hui, j’ai besoin de ton aide, la tienne, pas celle de tes gros bras ou de tes pions. Bernie avait beaucoup d’ennemis, même dans sa mort. Certains ont ressurgi il y a peu du passé. Ils m’en veulent à moi pour ce que mon frère leur a fait. Ils profitent des tords qu’il a pu leur faire pour me mettre la pression, et me faire cracher le peu de richesse que je détiens. Ils sont motivés, drogués aussi, et assez fous pour aller au bout des promesses de mort qu’ils m’ont faîtes, à moi et ma famille. En souvenir de Bernie Grapes, je te demande si tu peux t’occuper d’eux, personnellement. Jure-le-moi sur ton honneur, dans le cas où tu accepterais… ou alors, laisse-moi crever. Tu as évoqué les traditions… je m’y confère. Je n’ai jamais rien demandé à vous autres, Frank, il s’agit là d’une exception.
Pendant qu’Ercole faisait sa demande surprenante, Frank s’était resservi à boire.
-Continue, lui intima-t-il.
-J’ai réussi à me renseigner… je sais où cette bande de loubards se terre, à s’injecter des saloperies et sniffer leur merde. Ce sont des motards, mais ils n’appartiennent à aucun chapitre ou groupe particulier. Juste une bande isolée, des merdeux inconscients et imprévisibles, avec des armes et rien à perdre.
-Et tu veux que je m’en occupe, moi, seul ?
-Je sais ce que tu penses. Quel intérêt aurais-je à te piéger ? Ce que je te demande est particulier, mais si je le demande, c’est surtout par symbolique. Quelqu’un pourrait me faire chanter pour t’envoyer là-dedans, mais qui dans ce monde pourrait espérer que tu marches et te lances inconsciemment dans la gueule du loup ? C’est improbable, complètement impensable que tu acceptes ma proposition. C’est pour cela que je te la fais, car il est tellement inimaginable que tu acceptes… que cela en fait une raison pour toi de m’accorder ce service.
-Mon frère n’est pas aussi loquace que moi, mais c’est un type bien.
-Tu veux dire que je ne suis pas aussi cinglé que toi, Bernie !
-Je suis peut-être fou, c’est vrai. Mais qu’est-ce que devient un homme s’il n’a pas ce brin de folie ? C’est simple, il finit comme tous les autres. Les hommes qui réussissent sont ceux qui ont été assez fous pour croire en leurs rêves.
-Les mégalos finissent toujours tragiquement, Bernie, nota Frank.
Alors, à cet instant précis, Bernie Strocchia couva Frank Ruggiero d’un regard sincère et lucide que ce dernier n’oublia jamais. En remontant dans ses souvenirs, Frank se rendit compte que c’était la seule fois qu’il avait sans doute vu au-delà du rôle grandiloquent et théâtral que Grapes semblait interpréter au quotidien. Au-delà de cette apparence, il vit, une seule et unique fois, un homme plus sensé et plus amer qu’il n’y paraissait. Un homme qui comprenait sérieusement que tous ses rêves de démesure, et les chemins de dépravation qu’il empruntait pour y parvenir, ne lui apporteraient jamais aucun bonheur final.
-J’y compte bien Frank, j’y compte bien…
Cela remontait à vingt-ans en arrière, lorsqu’il avait rencontré le frère de Bernie. Frank caressa le volant de son véhicule, prenant un virage qui le mènerait aux docks. Là, il pourrait se ressourcer. Là, il serait seul, et tranquille. Là, il pourrait réfléchir à sa récente entrevue avec le frère Strocchia. Mais à peine se fût-il extirpé de la voiture qu’il reçût un appel anonyme sur son cellulaire, qui lui donnait un rendez-vous précis, le lendemain, même heure.
Un taxi l’attendait à l’endroit prévu, à l’intersection entre Main Street et Crimea Road. L’occupant du véhicule klaxonna à son attention, comme pour lui faire comprendre qu’il ne se trompait pas. Depuis le début, tout cela aurait pu être un piège, une sombre machination perpétrée à son encontre. Pourtant il avait continué, rejetant des années de précaution et de prudence extrême et grimpa à l’arrière de la voiture. Le chauffeur inclina sa tête chapeautée d’une casquette de baseball, en guise de salutation, suivi d’un sourire que perçut Frank à travers le rétroviseur central, un rictus grinçant qui lui était directement adressé. Il essaya tant bien que mal de cerner le visage de l’individu, mais ce dernier portait une paire de lunettes de soleil noires fumées, ce qui en disait assez sur sa tendance à la clandestinité.
-Salut, Frank.
Pas de réponse.
-Bah, on dirait que t’as pas changé d’un pouce.
-Rien ne change, répliqua Frank, se demandant s’il avait déjà rencontré l’homme assis en face de lui. En tout cas, ce dernier semblait le connaître, lui.
Le sourire du mystérieux conducteur s’élargit, alors qu’il faisait démarrer le véhicule.
Coincé au fond de la banquette arrière, Frank restait vigilant. Les doigts de sa main caressaient perpétuellement le manche de son flingue, planqué quelque part sous sa veste. Il remarqua à plusieurs reprises le conducteur s’en amuser et glousser discrètement dans son coin.
-Alors, tu ne me demandes pas où est-ce qu’on va ?
-Quel intérêt j’ai à t’adresser la parole.
-N’importe qui l’aurait fait, répondit l’homme en haussant les épaules.
Frank se retint de lui balancer qu’il n’était pas n’importe qui, trop blasé qu’il était par cette conversation qu’il jugeait futile.
-Je comprends, tu es trop important pour causer à un type dans mon genre, un simple chauffeur, ricana l’inconnu. Il manœuvra brusquement le volant, venant se garer grossièrement sur le trottoir. Il se tourna vers les sièges arrière, apostrophant Frank de ses yeux malicieux qu’on pouvait deviner par-delà les lunettes. Je suis la seule personne capable de vous mener là où vous devez aller. Je ne suis pas payé, je fais ça seulement pour le plaisir, ce qui me donne le droit de faire le difficile.
Frank grogna son ennui, réfléchissant à l’idée de dégainer son calibre et d’envoyer une balle dans le buffet de ce connard prétentieux.
-Je ne viens en aide qu’aux méritants, poursuivit le chauffeur. La question est : mérites-tu mon aide ?
-Je mérite l’enfer et la damnation. Mais j’ai fait une promesse, et j’entends bien la tenir, affirma Frank d’un ton ferme et sans détours, après avoir laissé filtrer quelques secondes de silence.
Son intriguant homologue le dévisagea un long moment. Sa langue tournait dans sa bouche, se pourléchait la dentition tout en faisant crisser ses gencives, ce qui agaça Frank au plus haut point, qui faillit perdre son allure imperturbable face à tant de grotesquerie. Après tout, cette histoire commençait progressivement à perdre tout le peu de sens qu’elle pouvait avoir à l’origine.
Le conducteur se retourna sur son siège, faisant redémarrer le véhicule. Peu après avoir repris la route, il lança par-dessus son épaule, à l’attention de son passager :
-Vous êtes conscients qu’il y a de forte chance que les mecs que vous allez trouver s’attendent à votre visite.
-Je suis quelqu’un de lucide et pragmatique. Il est rare que je fasse preuve d’inconscience, dit Ruggiero, sans noter le fait que le Chauffeur soit soudainement passé du tutoiement au vouvoiement.
-S’ils le savent, et que vous en êtes conscient… pourquoi y allez-vous ?
L’homme dardait sur Frank un regard très lucide et attentif, comme s’il cherchait à déceler de l’abandon dans les yeux du vieil homme.
-Parce que je n’ai pas le choix.
-C’est idiot. La vie est faîte de choix.
-J’ai fait une promesse, sur mon honneur.
-Et qu’est-ce qui peut pousser un homme à faire une telle promesse ?
-La stupidité n’est pas une réponse à écarter.
-Vous êtes stupide?
-Tous les hommes le sont, s’exprima Frank dans un soupir. Nous faisons tous de grands projets, projetons de vivre éternellement, de déplacer des montagnes. Mais nous mentons à nous même, car nous ne valons rien, et le monde ne changera jamais.
-Dans votre amertume, vous pensez être un cynique. Au fond, je pense que vous êtes un romantique, Frank. Car il n’y a qu’un romantique pour rester fidèle à sa parole, en dépit du monde dans lequel on vit.
Frank Ruggiero ne répondit pas, ne pouvant s’empêcher d’exalter un sourire usé.
Sur la route, ils traversèrent le quartier de Jefferson. Ils furent bloqués plusieurs minutes sur la chaussée, à attendre qu’une bande d’afros américains en aient fini de se menacer à coups de signes et insultes variées, pour se rendre compte qu’il bloquait totalement le trafic. Le soupir méprisant de Frank n’échappa pas au conducteur.
-Vous n’aimez pas les basanés, j’me trompe ?
- Noir, jaune, blanc… peu importe. Ils saignent tous rouge.
Le Chauffeur dût hocher la tête malgré lui. Quelques minutes plus tard, ils prirent la voie rapide vers Las Venturas et les patelins environnants. Frank doutait fort qu’il s’agisse d’une virée au casino.
Bientôt, ils ne tardèrent pas à pénétrer un petit village désertique, à proximité de Fort Carson devina Frank. Ils se garèrent sur le parking d’un motel pittoresque, juste en-dessous du grand panneau typique de ces établissements américains, dont les lettres « P A R A D S E L O S T » étaient inutilement allumées en plein jour. Frank prit le temps d’observer la structure de l’endroit, malgré le nuage de poussière épais qui s’était levé dans la région : il y avait un accueil d’indiqué tout à gauche de l’établissement, et depuis cette entrée s’étendait toutes les chambres du motel, alignées sur un unique rez-de-chaussée, pas d’étage. Frank doutait clairement qu’un quelconque client occupait une chambre en ce moment même. A vrai dire, il avait vu des motels pour fugitifs et tueurs à gage, et il en avait lui-même fréquenté un paquet dans sa profession d’antan, plus accueillants et fiables que celui qu’il avait en face de lui. Il finit par détourner les yeux, tombant nez à nez avec le Chauffeur qui le fixait intensément. Ce dernier sortit une montre à gousset d’une poche avant de sa veste en jean, lisant le cadran.
-18h10. Ils sont en train de baiser à l’heure qu’il est, affirma-t-il sans pouvoir, ni vouloir, cacher le dégoût que cette idée même lui inspirait. On va patienter cinq petites minutes. Le Chauffeur se retourna sur son siège sans attendre la réponse de Frank, qui de toute manière ne viendrait pas.
Bon, je sais que j’ai pas été très facile à vivre durant ce petit trajet mais… j’espérais qu’on deviendrait amis, qu’est-ce que vous en pensez ?
-Je n’ai pas d’amis, je n’en désire pas.
-Tu n’as pas toujours été comme ça, reprit son interlocuteur en faisant la gymnastique inverse de celle qu’il avait fait plus tôt, cette fois en passant du vouvoiement au tutoiement. Personne ne le peut, Frank, pas à ce point, pas si longtemps.
-Tout ce que je souhaite, c’est en finir.
-En finir avec quoi ? Cette histoire ? Ou en finir avec toute l’Histoire ? Tu veux mourir, Frank, c’est ça ? C’est la raison qui t’a menée ici, tu espères mourir glorieusement?
-Il n’y aucune gloire à mourir, tout le monde peut le faire. En revanche, il faut du cran pour vivre, cracha Frank.
- Que sais-tu de la vie, Frank ? Tu en connais un rayon sur la survie, c’est ta spécialité, tout ce que tu sais faire. Mais tu n’as aucune idée de la signification du mot «vivre », et tout ce que cela implique.
-Nom de Dieu, qui es-tu à la fin ? s’indigna Frank, maintenant certain qu’il y avait quelque chose qui clochait avec cet étrange conducteur.
-Les voilà, le coupa ce dernier.
En effet, à travers les volutes de poussière qui s’élevaient en tourbillonnant autour d’eux et du motel, ils pouvaient apercevoir un couple qui venait de s’extraire d’une des chambres. Les deux individus s’étaient dirigés vers le pallier de l’accueil, et s’y étaient littéralement figés. Frank se demanda à quoi devait rimer la vie de ces deux personnages à l’allure grossière et au comportement des plus étranges. Une vague de blasement l’assaillit, comme à chaque fois qu’il s’interrogeait sur le sort des gens banals et sans intérêt.
Le Chauffeur fit défiler sa fenêtre pour l’ouvrir. Il passe un bras par l’encadrement, et fit un geste dans leur direction, invitant Frank à aller les rejoindre, seul.
Le vieux renard ne se fit pas prier, quittant enfin ce véhicule dans lequel il avait passé les deux dernières heures. Il claqua la portière derrière lui, sans un mot ni un regard pour celui qui l’avait conduit jusqu’ici. Frank s’éloigna dans la brume électrique, se dirigeant à grands pas vers l’entrée du motel, pressé qu’il était d’en finir avec cette affaire. Les derniers mots que lui lança le Chauffeur résonnèrent à mesure qu’il approchait, pensait-il, de la conclusion de cet épisode étrange.
« -Tu viens d’un enfer de souffrance, Frank… et tu continues à marcher dans un monde de mort. »
Alors qu’il avançait progressivement vers l’entrée, il dût se couvrir le visage à plusieurs reprises, afin de parer les bouts de poussière qui l’assaillaient de toute part. C’était comme si la tempête s’était soudainement amplifiée à partir du moment où il avait quitté la voiture. De près, l’établissement lui paraissait encore plus misérable, et son allure générale avait quelque chose de terrifiant. Les deux hôtes n’enlevaient rien de lugubre à ce tableau, au contraire, ils ne faisaient qu’accentuer l’aura détestable qui se dégageait du lieu. Enfin, il arriva à leur hauteur, et se réfugia sous le porche sans y avoir été invité. L’homme, grand et carré, qui portait une moustache semblable à celle qu’avait arboré un célèbre dictateur nazi des années 30, accompagnait une épouse qui avait une mine terrible, et un brushing à vomir. Ces deux là toisaient Frank sans dire un mot. Parfois il lui sembla déceler quelques sourires en coin, mais il n’en était pas sûr, car même sous le porche, la visibilité était affectée par les résidus poussiéreux qui virevoltaient ça et là.
L’homme finit par déplier le grand calepin qu’il tenait sous le bras, et se munir du stylo intégré.
-Votre nom ? aboya-t-il à l’adresse de Frank.
-John Doe.
-Vous êtes le troisième John Doe qu’on reçoit cette année, ricana mielleusement la mégère, offrant à Frank le déplaisir de rencontrer son horrible dentition.
-C’est un nom très commun, en Amérique.
Le patron gloussa, avant d’utiliser le bout du stylo pour se curer la narine.
-Chambre 7. Vous allez devoir passer le reste de la soirée ici. Pour ce qui est de votre affaire… on vous renseignera dans la nuit, vers 4h du matin, se contredit-il.
-Pourquoi pas dès maintenant ?
-On ne fait que suivre les ordres, sembla s’excuser le patron.
-Les ordres de qui ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? interrogea Frank sur un ton insistant.
Le grand bonhomme haussa ses larges épaules, avant de prendre son épouse par la taille, tout deux repartant vers la salle de réception.
-Chambre 7, répétèrent-ils en cœur à l’attention de Frank, désormais seul sur le pallier de cet hôtel miteux, sans plus d’information sur la quête qu’il devait mener.
Allongé sur le lit grinçant qu’il avait déplacé afin qu’il ne soit pas exposé à d’éventuels tirs depuis les fenêtres de la chambre, Frank vérifiait et revérifiait les mécanismes de son Beretta M92, son revolver Colt posé tout près sur la commode. Le vieux tueur avait également bloqué la porte d’entrée en y plaçant une armoire. Il avait pris les précautions qu’il pouvait, en sachant que si des assassins déterminés voulaient sa peau, il restait vulnérable. Personne ne pouvait entrer, certes, mais lui ne pouvait pas sortir s’il le devait. On pouvait très bien le coincer comme un rat avec des tirs de lance-roquette, ou en utilisant d’autres types d’explosifs. Il y avait mille et une façon de se faire tuer, et même le plus prévoyant des hommes ne pouvait les prévenir toutes. Frank décida de fermer l’œil, et sombra dans un sommeil sans rêves.
Quelques heures plus tard, l’alarme qu’il avait programmé lui apprit qu’il était toujours en vie, ce qui ne lui fit ni chaud ni froid. Il n’avait pas été assassiné pendant qu’il dormait, apparemment il n’avait rien à craindre des gérants de ce motel. Ce qu’il devait faire, maintenant, était tout tracé : en finir avec les cibles désignées, cette violente bande de junkies. Il fût rapidement à la réception après s’être muni de tout son équipement et avoir laissé la chambre vide, patientant jusqu’à ce que le propriétaire daigne arriver à l’heure. Ce dernier débarqua brusquement de l’arrière-bureau armé d’un fusil de chasse 22 long rifle, que Frank reconnut au premier coup d’œil pour en avoir un similaire dans une de ses propriétés forestières de Red County. Cela faisait longtemps qu’il n’était pas parti à la chasse. Il avait l’habitude de traquer le cerf à ses heures perdues, depuis qu’il était arrivé à Los Santos, mais n’avait pas eu le temps de reprendre ce joyeux loisir dernièrement. Il allait de toute façon se rattraper très bientôt, car c’était une chasse à l’homme à laquelle il allait prendre part. Il commençait à comprendre pourquoi il avait accepté de rendre ce service lui-même à Eckley. C’était une opportunité pour Frank de pouvoir buter de la raclure. En plus de ça, c’était pour la bonne cause, histoire de changer radicalement les habitudes. Dès qu’il avait entrevu le canon en fer qui pointait le bout de son nez par l’encadrement de la porte, Frank avait déjà saisi le manche si réconfortant de son propre Colt, instinctivement sur le qui-vive. Le paysan trapu avait remarqué la posture du vieux tueur, et fit son possible pour lui montrer que l’affronter n’était pas dans ses intentions. Ruggiero semblait lui faire signifier d’un regard cynique que cette option serait de toute façon suicidaire.
-Je suis prêt à partir… l’êtes-vous ? interrogea-t-il sous sa moustache, d’une voix discordante, qui contrastait avec son gros gabarit et sa masse imposante.
-Cela fait une demi-heure que je le suis, répondit calmement Frank, sans se départir de son air blasé, pressé qu’il était d’aller faire couler le sang. En tout cas, c’est ce qu’il se disait, pensant que cette escapade lui permettrait de se sentir vivant et d’exulter ses pulsions, se relâcher ; sentir cette excitation morbide liée au pouvoir qu’on ressent lorsqu’on ôte la vie.
-En route, dans ce cas. Nous avons une heure de marche, plus ou moins.
-De marche ?
-Ouais, si on prend la bagnole, le bruit risquerait de les alerter. Vous savez, y’a rien ici. Là où ils sont, on entendrait une mouche péter à trois kilomètres.
Frank n’apprécia pas particulièrement la métaphore, mais hocha la tête, faisant une moue compréhensive.
Ils se mirent donc en chemin, sans faire plus de fioriture, marchant côte à côté dans la nuit encore ténébreuse vers les grands pics rocheux orangés qu’on pouvait apercevoir d’une longue distance. Pendant presque une demi-heure ils suivirent un chemin déconnecté des routes normales, sorte de petit sentier inégal qui, semblait-il, allait les mener tout droit vers leur objectif. Finalement, ils ne tardèrent pas à quitter le sentier, pour s’engouffrer plus profondément encore dans l’étendue désertique. Les deux hommes silencieux marchaient d’un pas égal. Autour d’eux se dressaient de plus en plus de structures rocheuses, à mesure qu’ils avançaient dans leur périple. Bien qu’ils n’avaient échangé aucune parole depuis le début, Frank sentit la nervosité de son camarade. Il avait peur, et son cœur devait être plein de doutes. Parfois il resserrait l’emprise qu’il avait sur son fusil, mais ses deux mains tremblaient comme des feuilles sous une brise automnale. Frank se demanda qu’est-ce qui pouvait pousser cet homme à le suivre dans cette sombre tragédie qui se profilait à l’horizon. Il haussa les épaules pour lui-même après y avoir réfléchi quelques minutes, pour en conclure que les motivations de cet homme ne l’importaient guère.
-Vous… vous avez réussi à dormir, avant qu’on y aille, vous ? demanda le bonhomme soudainement. Frank s’interrogea momentanément sur ce qui avait poussé si brusquement son interlocuteur à vouloir faire la conversation. Tout allait pourtant si bien depuis le début, il n’avait pas eu à l’entendre, pire encore, à lui répondre. Il daigna tout de même hocher la tête, imperceptiblement.
-Seuls les vieux soldats arrivent à dormir avant la bataille.
Son interlocuteur déglutit, opinant sa grosse tête plusieurs fois, assez nerveusement. Il fit signe à Frank de s’arrêter quelques mètres plus loin, désignant une colline qui s’étalait à quelques pas de leur position.
-Après cette colline, nous y serons presque… la grotte est toute proche, précisa-t-il dans un souffle.
Le vieil homme tira d’un geste mécanique son Beretta d’une de ses poches internes, procédant au chargement de cette même arme.
-Pourquoi recharger maintenant ? l’interrogea son compagnon, avec des gros yeux.
-L’habitude.
Son expression était dure, ses yeux sombres semblaient froids et défiants.
Il fixa intensément la colline, sans ciller, comme s’il était en train de deviner ce qu’il y avait au-delà. Tout comme il semblait imaginer les évènements qui allaient se dérouler une fois qu’il aurait franchi ce cap. Il savait ce qui allait se passer. Pas exactement, pas dans les détails, bien sûr. Frank n’était pas un devin. Mais il y avait un mot pour définir ce futur proche. Ce qui allait arriver serait définitivement tragique, pensa Frank. Impossible qu’il en soit autrement, il avait trop l’expérience de ce genre de situation.
Il regarda une dernière fois l’homme fébrile et transi par la peur qui se tenait à ses côtés. Il sentit que cet homme était au dernier endroit sur Terre où il souhaitait se trouver. Tout le contraire de Frank, qui sentit un frisson agréable lui parcourir l’échine, pour se propager à son corps tout entier, jusqu’aux articulations de ses doigts. Il accueillit cette sensation bienvenue d’un soufflement soulagé.
-Vous pouvez partir, à présent. Vous avez rempli votre part.
Le bonhomme dévisagea l’incernable personnage qui venait de prononcer ces mots insensés. Qui au monde pouvait rejeter avec tant de désinvolture la seule aide qu’il avait avant d’aller affronter une dizaine de bandits armés et sans pitié ? Il crût lire un début de réponse dans les yeux vides de Frank. Peut-être que cet homme-là souhaitait mourir, après tout. Sans doute avait-il un vœu de mort.
-Si je vous laisse, vous serez à leur merci… Vous serez seul à…
-Je suis toujours seul, articula Frank dans un souffle.
Le vent glacé vint lui mordre le visage, mais il ignora la sensation.
-Bien… si c’est ce que vous voulez. Puisse Dieu vous couvrir de chance.
-Cela ne me ferait pas de mal.
Le gérant du motel gratifia Frank d’un geste respectueux de la main. Ce mouvement n’était pas anodin, c’était le salut militaire des Marines. Ruggiero lui rendit le même, connaissant ce dernier par cœur pour l’avoir pratiqué autrefois, il y a longtemps. Dans une autre vie, se laissa-t-il même à penser.
-Tous ceux qui errent ne sont pas perdus, sermonna curieusement l’homme à l’attention de Frank, avant d’acquiescer lui-même à ses propres paroles, et tourner les talons.
Frank entreprit de refermer les pans de son imperméable, pour se diriger seul vers la colline, sans un regard en arrière. Ses mouvements étaient mesurés, sa respiration contrôlée, les moindres signes de ses peurs refoulés. Son manteau noir se confondait avec les ombres de la nuit.
Le souffle du vent devint un sifflement, celui d’un serpent fantomatique. Un quartier se leva dans le ciel, celui d’une lune assassine. Les nuages glissèrent sur l’orbe lumineuse qui, l’espace d’un instant, jeta sa lueur blafarde sur le visage de Frank. Le vieil assassin continuait d’avancer, la détermination et le défi se lisant clairement sur sa figure. Après la colline, il marcha plus longtemps que prévu. Presque une heure après la séparation avec son acolyte de fortune, Frank commençait à croire que ce dernier lui avait menti sur la localisation de l’endroit. En plus de cela, l’aube commençait à se lever. Frank aurait voulu opérer dans l’obscurité des ténèbres, mais la lumière du jour ne l’empêcherait pas de commettre son massacre. Tout au plus serait-il forcé de porter ses lunettes de soleil, pensa-t-il dans un élan d’humour noir.
Et c’est enfin qu’il l’aperçut avec soulagement, son objectif final. Elle se tenait là, devant lui, innocente et inconsciente de la violence qui allait se déchaîner en son sein. Frank eût comme un regard de consolation en secouant la tête, comme s’il s’excusait auprès de la belle caverne pour le carnage qu’il allait perpétrer au nom d’intérêts humains si pathétiques. Qu’étaient les hommes et leurs motivations pour cette roche vieille de plusieurs siècles ? Rien de plus que des voyageurs perdus et ignorants, qui se croient conscients et lucides, alors qu’ils ne sont en réalité que des pantins biologiques.
Ses yeux étaient perdus dans le vague, et son visage avait une expression de tristesse infinie. Une tristesse sèche et sans larme, pratiquement indiscernable mais que l’on pouvait deviner dans ses traits faciaux. Il finit par lever les yeux vers le ciel.
Un étrange sentiment de calme le saisit. Le soleil brillait à travers un treillis de nuage. Il fit face à la grotte… aujourd’hui, il allait mourir, se disait-il. Aujourd’hui, il allait trouver la paix. Bizarrement, il se remémora un épisode de sa vie, sans arriver à le dater précisément dans sa mémoire. Il était dans une église, assis sur un banc. Le prêtre du lieu saint était la seule autre personne présente dans son souvenir, et il s’approchait à sa rencontre.
Frank avait levé les yeux pour croiser son regard, que l’homme de foi avait soutenu sans peine.
-Que Dieu vous bénisse, mon enfant, lui avait-il dit, sans surprise.
-Je n’en ai pas besoin, monsieur, avec tout le respect que je vous dois.
-Vous n’êtes pas croyant ? l’avait ensuite interrogé le prêtre. Mais il n’avait pas eu l’air étonné ni surpris, comme s’il s’y était attendu, comme s’il avait cerné au premier regard l’homme assis sur ce banc.
-Que j’ai ou non la foi n’empêchera pas le soleil de se lever, ni le feu d’éclairer la pénombre.
-Alors pourquoi êtes-vous venu aujourd’hui, et pourquoi avez-vous fait ce don important, en entrant ?
-J’aime vos sermons, prêtre.
Avant même de pénétrer à l’intérieur de ce qui ressemblait à une gigantesque cave, il avait senti l’odeur. Une odeur de mort. Il se tenait à l’entrée de la grotte, les pans de son manteau défaits, ses deux flingues fétiches brandis en avant, prêts à faire feu. Il se forçait outre-mesure à garder ses sens affûtés, ses réflexes aiguisés. Il faisait également tout son possible pour que ses yeux fatigués ne le trahissent pas, et accommodait sa rétine au maximum, ce qui usait ses nerfs progressivement. Très prudemment, à pas de loups, il pénétra à l’intérieur de la grotte, chacun de ses vieux muscles anticipant un potentiel ennemi, un probable guet-à-pant. Il faisait sombre dedans, mais pas assez pour que Frank ne voie les sept pauvres âmes fraîchement rendues à l’état cadavérique, toutes étalées dans leur sang aux quatre coins de l’endroit. Non, pas sept, huit en fin de compte. Au fond de la grotte, au détour d’un petit virage, il trouva empalé contre un pic sortant du mur le dernier des larrons, le visage blême exprimant l’horreur des conditions dans lesquelles il avait trépassé. Frank parvint à lire dans les yeux vides, mais pas vides de sens, qu’ils étaient tous morts dans la plus grande des peurs. L’effroi, l’épouvante, étaient largement lisibles dans leurs derniers traits pré-mortem. Il analysa les traces de pas dans le sol sablonneux, essayant tant bien que mal de retracer les évènements qui s’étaient déroulés dans ce lieu de perdition. Des empreintes caractéristiques, bien visibles, partaient de l’entrée et continuaient à être ostensibles de façon marquée jusqu’au dernier des cadavres. C’était comme si l’auteur de ces traces s’était déplacé calmement, froidement, tandis que les victimes, et cela se voyaient aux empreintes diffuses et en pagaille, avaient été littéralement prises de cours, et n’avaient pas su garder leur sang-froid. Un seul homme était donc derrière tout ça ?
-Non, c’est impossible, fit Frank, lui qui il y a seulement quelques minutes s’apprêtait à entrer dans la grotte et effectuer le même type de boucherie, seul.
Depuis le début, cette histoire avait été pleine d'ambiguïté, et d’éléments intrigants. Mais là, cela dépassait tout simplement l’entendement. C’était la première fois qu’on l’envoyait sur des cibles, et que ces dernières étaient mortes avant même qu’il n’arrive. Frank émit un grognement teinté d’ironie. Du début à la fin, tout cela ne devait être qu’une mise en scène, et lui un acteur. Ou plutôt un pion, se dit-il, non sans honte. Mais il haussa les épaules, car au fond il s’y était attendu. Depuis le début, il savait qu’il prenait des risques, et que cette affaire était plus qu’elle ne semblait paraître. Il l’avait accepté pour des raisons inconnues, car il voulait justement découvrir l’inconnu, avait souhaité avancer sans être certain de ce qui l’attendrait. Bientôt, il le saurait. Un bruit de moteur tout proche le tira de ses pensées. Un de ses flingues était déjà braqué vers l’entrée de la grotte, quand le véhicule semblait s’être arrêté. Frank, de là où il était, ne distinguait pas l’extérieur, et ne pût se fier qu’à ses oreilles pour écouter. Un claquement se fit entendre, celui d’une portière. Puis le crissement d’un objet lourd heurtant les petites pierres disséminées dans le sable. Il attendit quelques secondes, avant de commencer à approcher la sortie. Il remarqua qu’il avait passé plus de temps à l’intérieur de la cave qu’il ne le croyait. En effet, à mesure qu’il avançait vers la sortie, le soleil lui filtrait en pleine figure ses rayons aveuglants. Il dût abandonner l’usage d’une de ses armes, afin de pouvoir se servir d’un bras et se protéger du soleil. Au début, toute cette aura lumineuse lui avait paru menaçante, agressante, et dangereuse. A présent, alors qu’il sentait sa chaleur réconfortante, il la trouva accueillante, chaleureuse. La chaleur, comme celle de l’amour d’une mère. Un amour qu’il n’avait jamais connu. Frank ne le pensait pas consciemment, mais il le sentait sans pouvoir l’expliquer. Ce n’était pas réfléchi, mais viscéral. Lorsqu’il fût totalement sorti de l’obscurité de la grotte, la lumière se fit moins intrusive, moins présente, à mesure que la réalité de ses sens prenait le dessus. Il vit la voiture, et se rendit compte que ce n’était pas la première fois. Il avait voyagé récemment dans ce même véhicule. Tout s’éclaircit d’autant plus lorsqu’il discerna la silhouette mystérieuse d’un homme adossé contre le coffre, un bâton de sucette au coin de la bouche. Ce dernier élément rappela une des habitudes d’un de ses anciens compagnon d’arme… mais c’était il y a si longtemps. L’homme portait toujours sa casquette usée, et ses lunettes d’aviateurs. A quelques mètres de lui avait été ancré un bloc de pierre rectangulaire, marqué d’inscriptions. Une tombe, plus précisément, qui semblait avoir été arrachée de son emplacement initial, puis traînée jusqu’ici. D’où il était, Frank ne pouvait lire ce qu’il y avait d’écrit dessus. Sans qu’il puisse l’expliquer, cela titilla sa curiosité plus que nécessaire. Il avança lentement, son flingue braqué en direction de l’homme. Le Chauffeur, car il s’agissait bel et bien de lui, répondit à cette attitude d’un rire gras, la gorge déployée. Le vieux tueur sentait de la sueur perler sur son front alors qu’il pressait progressivement le pas. Un pas nerveux, trop nerveux, se rendit-il compte à sa propre stupeur. Etait-ce la chaleur de plomb qui le rendait aussi brusque ? Il s’arrêta un instant, faisant en sorte de reprendre le contrôle. Ses muscles, ses sens, ses émotions. Le contrôle de tout, le contrôle de soi.
Le dernier chiffre de l’inscription sur la pierre était effacé. La présence de la tombe avait attiré sa curiosité, maintenant elle attisait la plus grande perplexité chez Frank. Il y avait une symbolique derrière tout ça, un signe qui lui était destiné. Il cligna les yeux d’énervement, avant de fixer sur le Chauffeur un regard colérique.
Ce dernier ne riait plus à présent, il avait pris un air grave. Se décollant de la paroi du véhicule contre laquelle il était appuyé, il s’avança quelque peu en direction de Frank, s’arrêtant à mi-chemin. Il souleva sa casquette, qu’il jeta dans le sable, à proximité du bloc de pierre tombale. Il était étonnamment bien plus âgé que Frank ne l’avait cru. En effet, sa casque avait dissimulé un crâne chauve, parsemé de quelques rares fils capillaires grisâtres. Il avait ôté une partie du masque qui cachait son identité, mais ses larges lunettes protégeaient encore sa clandestinité.
- Ces dix dernières années… tu n’as été qu’un fantôme, Frank. Un fantôme à la recherche d’un endroit pour mourir. A l’automne de ta vie, tu devrais rechercher la paix.
Celui à qui il s’adressait fit un geste dans sa direction, le mouvement menaçant d’un pistolet qui s’enclenchait, prêt à tirer.
-Je te poserais une dernière fois ma question… dis-moi qui tu es. Sinon, je te tuerais, ramasserais les clés, et roulerais dans ta voiture jusqu’à chez moi. Tout ce qui vient de se passer ne sera qu’un souvenir parmi tant d’autres, dont tu feras partie.
-Tu sous-estime l’impact des souvenirs. Les plus douloureux sont les plus dangereux, surtout lorsqu’ils ressurgissent d’un passé que l’on croyait oublié.
Le Chauffeur secoua mollement la tête, dévisageant intensément Frank. Même derrière ses lunettes, on pouvait deviner un sentiment de regret dans ses yeux.
-Pourquoi m’as-tu fais venir ici ? l’apostropha Frank. Pour assister à ta boucherie ? Dans quel but ? T’es-tu donné tant de mal pour que je voie cela, puis que je te tue ensuite ? grinça-t-il entre ses dents.
-Certains hommes naissent avec la tragédie dans le sang, répondit l’homme, ignorant les questions de Frank. Dis-moi, qu’est-ce que tu as pensé du boulot qui a été fait, là-dedans ?
Il désignait bien évidemment la grotte, et le théâtre morbide de corps inertes qui l’habitait.
-Un boulot de professionnels. Je doute qu’un homme ait pu faire cela seul, mentit Frank.
-Pourtant, c’est ce que tu t’apprêtais à faire.
-J’aurais pu le faire différemment. Celui qui a fait ça est entré de plein front, en prenant des risques inimaginables. Même s’il devait être très compétent, il avait une chance sur mille d’en ressortir vivant.
Le Chauffeur soupira amèrement, commençant à marcher en cercle autour de Frank, d’un pas lent. Les mains derrière le dos, le menton relevé, il semblait réfléchir à quoi dire.
-Réfléchis à ta vie passée, peut-être trouveras-tu certaines réponses. Certaines, seulement, car la vérité totale nous est inaccessible. Parfois, il faut savoir garder un œil sur le rétroviseur, observer ce qu’il y a derrière nous, ce qu’on laisse dans notre sillage, philosopha le Chauffeur.
-Le passé est un pays qui m’est étranger, rétorqua Frank. Il avait fini par baisser son arme, mais restait prêt à l’éventualité qu’il doive l’utiliser si nécessaire.
-Oui, sans doute, mais il est envahissant, même pour toi. Il fut pris de gloussements nerveux, levant les yeux vers Frank. Ce dernier décela de l’absurdité dans son air. Puis il recommença à parler.
Les gars dans ton genre, Frank, ils avancent dans la vie très fatigués, voire épuisés. Ce ne sont peut-être que des spectres, des rêveurs angoissés qui ne savent plus très bien ce qu’ils disent. Faut-il écouter ce qu’ils ont à raconter ? Ce que toi, tu as à raconter ? Si on n’y fait pas gaffe, on peut croire que tu es doté d’une certaine sagesse. Mais peut-être qu’au fond, tu délires complètement ? Tu as toujours été un fanatique, Frank. Pas un fou furieux qui part au quart de tour comme beaucoup, non… Pourtant tu as beaucoup plus de haine, et de colère en toi que ces types-là. Une colère froide, une rage maîtrisée, complètement enfouie à l’intérieur, dissimulée dans les sombres recoins de tes entrailles. Qu’est-ce qui t’a mené ici, d’après toi ?
-La curiosité, et l’ennui.
Son interlocuteur haussa les épaules, l’air d’approuver. Un sourire en coin moqueur jaillit sur son visage.
-Tu savais très bien que cela pourrait te mener droit en enfer…
Frank cligna des yeux, comme pour acquiescer. Alors, le Chauffeur poursuivit.
-Mais quel meilleur endroit pour les gens comme nous ? C’est notre seul foyer. Notre paradis, et notre enfer.
Enfin, il se départit des lunettes qui masquaient une partie de son visage, dévoilant sa vraie nature. Il portait un cache-œil en tissu à l'emplacement de son oeil droit perdu. La paire de lunettes rejoignit rapidement la casquette, au pied de la tombe.
A présent, l’homme qui s’était illustré comme le chauffeur de Frank depuis le début, l’observait avec un maigre sourire sincère.
L’air lui était vaguement familier. Mais cela remontait à trop longtemps pour que Frank puisse même imaginer faire le rapprochement.
D’un geste soudain et imprévisible, l’étrange personnage monta sa main droite au niveau de son front, exécutant un salut militaire des plus solennels. Il le maintint ainsi de très longues secondes. Le geste était symboliquement puissant et sincère, comme si la vie de cet ancien soldat dépendait de la bonne exécution du mouvement. Ses yeux étaient grands ouverts, et tout son corps semblait, de façon puissante et sincère, prouver la loyauté qui émanait de sa posture. La loyauté, c’est ce qui vint heurter l’esprit de Frank. Plus encore que la loyauté… une forme de patriotisme. Sa mâchoire commença à tomber, mais ce n’était que le début. Il divagua son regard vers la tombe et ses premières lettres. Le geste, déjà perpétré par l’homme du motel, et maintenant par ce curieux chauffeur, la tombe et son inscription… le brouillard sur ses interrogations commençait à se lever, ses doutes se dissiper. L’homme qu’il avait en face de lui avait eu raison. S’il voulait des réponses, il devait jeter un œil au rétroviseur. Quarante ans en arrière, c’était il y a bien trop longtemps. Une autre vie. Quarante ans en arrière, dans les années 1970.
Alors, il commença à comprendre, mais ce fût à contre-coeur tant cela paraissait absurde.
Il croisa le regard du fantôme qui se tenait devant lui, vestige d’une époque antérieure qu’il pensait oubliée. Ce spectre surgi du passé gardait inlassablement la même position, comme s’il attendait que Frank le reconnaisse ouvertement. Mais il n’en était pas capable, ce n’était pas…
-Non, c’est impossible… souffla Frank, puisant dans ses dernières forces pour ne pas tomber à genoux. G..gg..
-Gary Fox, acheva ce dernier, articulant les mots que Frank Ruggiero était incapable de prononcer.
« Nous créons les monstres de la même manière que nous créons les héros, parce que nous en avons besoin, parce que, quelque part au plus profond de nos cœurs, nous nous rendons compte qu’un monde sans eux est un monde où il est vain de vivre. »
-Les anciens de Cosa Nostra se répétaient lorsqu’un proche mourrait. La seule chose qu’on emporte avec soi lorsqu’on quitte ce monde, disaient-ils, c’est notre honneur.
Ils se trompaient. En vérité, on n’emporte rien. Tout ce qu’on a eu, tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on est… reste ici. Quel est le sens de la vie, le sens de nos actions ? A l’échelle de l’univers, nous ne valons rien, nous sommes insignifiants. Ce qu’on sera amené à faire dans ce monde, de manière absolue, n’a aucune valeur, aucun poids. Ce qu’on accomplit dans une vie, ne résonne pas dans l’éternité.
L’Enfer, le Paradis, ça n’existe pas. Si on te dissout dans de l’acide, ou qu’on t’enterre six pieds sous terre, tu y resteras. Tu ne monteras pas au ciel, tout ça n’est qu’une excuse.
Depuis la nuit des temps, la plus grande crainte de l’Homme… qu’elle est-elle ?
La Mort, bien sûr. Car elle représente le vide, le rien, le néant… c’est ce qui effraie les hommes. Alors pour combler ce néant inévitable, on a inventé Dieu, et l’au-delà. Ca nous rassure, ça réchauffe la froide pensée qu’il y a une fin à notre existence, et rien d’autre ensuite.
Même si les gens pensent que je n’ai pas de cœur, pas de conscience, j’ai pris du temps à me faire à cette vérité. Sais-tu comment ? Je me suis rendu compte… que tout ça n’était qu’une farce. Une vaste blague, pas forcément marrante.
Le vieil homme se tût, contemplant dans un silence morbide sa victime, qui ne tremblait plus à présent, mais regardait son homologue avec horreur, ébahi par l’homme qui se tenait devant lui, choqué par ce personnage complètement surréaliste et fanatique.
Et Frank d’enchaîner :
« La noire comédie de l’humanité. »
Il s’éprit alors d’un petit rire désabusé et cynique, en parfait accord avec ses dernières paroles. Tony Petrelli, qui avait trahi un groupe de criminel de la pire espèce pour protéger sa famille et continuer à être un père pour ses enfants, sût que ce glas sonnait sa fin, alors il lui lança à la figure :
« Tu es foutu Frank, même Dieu ne te viendra pas en aide… Tu es foutu. » répétait-il, en secouant mollement la tête.
Frank hocha la sienne gravement, peut-être l’approuvait-il.
Il coula un regard significatif en direction de Bruccieri, qui vint lui tendre son revolver, un Colt Single Action Army. Frank inspira une bouffée de satisfaction au contact du manche glacial, laissant sa main armée divaguer dans le vide quelques secondes, comme l’aurait fait un chef d’orchestre mélomane avec sa baguette.
A ce moment-là, il se sentait bien, libre de tout soupçon, tout remord, tout embêtement moral. Au moment où il exécutait sommairement sa victime, il n’entendit qu’à peine les derniers mots du défunt.
« Tu me répugnes Frank… »
Un flash aveuglant, un cri, du sang. Voilà comment s’était déroulé le meurtre de Petrelli, douze ans auparavant, dans une vieille décharge abandonnée de Cleveland. Frank soupira longuement, avant de griller une énième Lucky Strike du second paquet de la journée, déjà presque vide. Cette mélodie qui passait à la radio et son vide d’occupation à combler l’avaient amené à se remémorer certains de ses « hauts-faits », et autres évènements qui appartenaient désormais au passé. Le vieil homme se demandait quelle importance le passé pouvait-il avoir pour un homme comme lui. Une question qui le laissait vraiment évasif. Il s’estimait assez fort pour s’affranchir de n’importe quel évènement antérieur, pour se concentrer sur le présent, et continuer à avancer, courageusement, grâce à son esprit expérimenté de vétéran. Mais en même temps, le passé impacte forcément notre âme, détermine ce que nous sommes et ce que nous allons être. Se retourner, l’espace d’un instant, et observer ce qu’il y a derrière nous, c’est également une façon d’éviter de répéter les mêmes erreurs. Et quelles étaient ses erreurs, à lui ? Quel était son problème ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond dans son âme et conscience? Identifier la cause de son mal-être, et de ses tourments intérieurs, serait forcément un début de réponse.
Frank alluma sa dernière clope, s’enfonçant plus confortablement sur la banquette située au fond du « Franky’s Liquor » (sa propre échoppe, fermée depuis des années, devenu un de ses havres de solitude). Il n’avait quasiment pas fumé depuis une, voire deux décennies, et d’un coup, voilà qu’il s’y remettait. Pour tuer le temps sans doute. Quelle autre raison ? Parfois, il n’y a aucun sens, aucune raison. On fait certaines choses, et voilà tout. Frank grimaça, constatant sans peine qu’il commençait à agir de façon de moins en moins rationnelle… un peu comme le commun des mortels, la plupart des gens. Peut-être y avait-il encore un peu d’espoir pour lui, la possibilité qu’il puisse atteindre un jour une sorte de rédemption. Frank s’en amusa amèrement, crachant un large et opaque volute de fumée.
Puis il reçut un coup de téléphone de Mike, qui souhaitait le voir rapidement.
Après avoir éteint la radio, patientant pour l’arrivée de Mike, la mélodie résonnait encore au creux de son oreille. Il se laissa aller à contempler cet endroit qu’il fréquentait depuis maintenant dix ans, son Liquor. Il se surprit à noter certains détails de cette pièce qui lui avaient échappé, ou dont il ne s’était jamais rendu compte. Quelle ironie… fréquenter des années un même lieu, et ne prendre le temps de s’y intéresser qu’aujourd’hui. Alors qu’il gloussait de l’absurdité évidente de l’existence, Mike fit son entrée. Il était coiffé de près, bien en plus de ça. Frank y vit un bon signe, Mike semblait reprendre du poil de la bête, et c’était bon pour le fonctionnement de la famille. Après lui-même, son consigliere était sans aucun doute le personnage le plus important de la structure hiérarchique.
Mike ouvrit ses bras à Frank après avoir posé le sac sur le comptoir, l’enveloppant dans de vigoureuses frapes amicales.
-Ce bon vieux Liquor, toujours la même tronche, héh, fit remarquer Mike avec un sourire.
Frank acquiesça après avoir pris une inspiration nostalgique, reprenant le temps d’embrasser du regard « ce bon vieux liquor ».
-Ce bon vieux Liquor… tu veux quelque chose à boire, Mike ?
-Non merci, je peux pas rester très longtemps.
-Okay, ça marche. Vas-y, tu as mon oreille, l’invita-t-il à parler.
-James O’Meagher nous invite à une réunion, tu vois le topo ?
Frank tira une grimace assez blasée.
-Ces types-là ne sont pas assez importants pour que je m’y pointe en personne.
-Y’aura vraiment tout le monde, et je pense que ce serait mieux que tu ne viennes pas à la première, oui. Et question sécurité aussi – j’irais avec Corozzo. Nicholas Corozzo était le chief enfocer de la Famille, un récemment promu soldat, qui dirigeait l’équipe de tueurs professionnels de l’organisation. C’étaient eux qui géraient les meurtres sur contrats, et qui s’assuraient que les conflits intestinaux ne dégénéraient pas. Lorsque les gros bonnets voulaient appliquer la violence, c’était les enforcers qui étaient mis sur le coup. Frank aimait faire référence à eux comme des « chiens de guerre », le surnom qu’on donnait aux mercenaires pendant la guerre froide.
-Fais ça, oui, confirma-t-il.
Une nouvelle commission du crime allait se mettre en place, des années après l’échec de la première que connût Los Santos. Frank attendait de voir la concrétisation de cette idée, mais il se réjouissait d’avance des coups bas, tordus et vicieux auxquels il pourrait s’adonner lorsque le monde criminel aura repris une dimension plus « politique ».
Après cette rencontre, Frank disparut, introuvable pendant plusieurs jours. Mais cela n’inquiéta personne. En vérité, ceux qui le connaissaient s’en étaient habitués, ou n’avaient même pas remarqué cette absence. Personne ne s’attendait de toute manière à tomber sur lui au coin d’une rue, ou à une terrasse de Delfino Street. Non, ce n’était vraiment pas son genre. Cependant, bien que Los Santos soit une grande ville, Frank Ruggiero n’était pas invisible. Il savait juste choisir ses endroits, et comment les fréquenter.
Le vieil homme était assis tranquillement dans un coin de la taverne, ses paumes refermées sur un verre de whisky. Tout le brouhaha général qui l’entourait ne semblait pas l’ennuyer, ni même l’atteindre. Son visage usé et patibulaire, dissimulé derrière casquette et lunettes, exprimait une sorte d’amertume paisible. Le bar était bondé, pourtant personne ne l’approchait. Cette bête solitaire n’aimait pas la compagnie. Durant toute son existence, il avait erré dans la vie aussi seul qu’on pouvait l’être. Son attention divaguait à travers la salle, de façon nonchalante et peu concentrée. Ces derniers temps, il avait perdu son extra-lucidité habituelle, il en avait assez d’être paranoïaque. Fatigué de devoir prêter attention au moindre geste suspect, à la moindre grimace, au moindre infime présage d’une mort imminente. Une mort qui le guettait depuis toujours, mais qui rebutait à lui tomber définitivement dessus, à le libérer. Que lui arriverait-t-il s’il mourrait ? Rien, le néant. Il ne serait pas bien dépaysé, après tout. Frank reprit une rasade d’alcool, reniflant bruyamment sa misère, attirant par la même occasion plusieurs regards curieux.
Un homme vint s’assoir en face de lui, sans crier gare ni demander la permission de lui tenir compagnie. Frank daigna lui accorder une œillade dénuée d’intérêt, avant d’en retourner à sa choppe presque vide, ce qui lui tira un grognement maussade. L’homme en face, la cinquantaine, le visage ravagé par le dur labeur d’un métier difficile, chose que l’on pouvait deviner au vu de sa tenue d’ouvrier sale et poussiéreuse. Apparemment, il ne s’agissait que d’un travailleur lambda venu prendre un verre avant de rentrer péniblement chez lui, pour retrouver une épouse chieuse et insupportable, sans compter des gamins ingrats et emmerdeurs. Mais quelque chose clochait forcément à partir du moment où ce même individu avait l’audace de s’assoir à la table de Frank. La première hypothèse serait l’état d’ébriété, or il avait l’air tout à fait sobre. Alors, quoi, que voulait-il ? Ruggiero finit par se poser la question, voyant que son opportun convive le fixait sans piper mot. Relevant lentement le menton, il focalisa son regard d’acier terni par la fatigue sur son homologue, le dévisageant avec une curiosité croissante. En effet, ce visage, ces traits, lui étaient familiers. Ce petit sourire en coin aussi. Il avait connu quelqu’un qui ricanait de façon similaire, mais d’une manière bien plus extravertie et grandiloquente : le large sourire de requin d’une légende désormais morte et enterrée. Bernie Grapes. Et l’homme qu’il avait devant lui, c’était…
-Eckley Strocchia. Tu ne te souviens peut-être pas de moi, Frank.
-… Ercole Strocchia, le frère de Grapes. Qu’est-ce que tu fais ici ?
-Je me suis arrêté prendre un verre, avant de rentrer chez moi, pour retrouver ma merveilleuse épouse et mes gosses.
Frank esquissa l’ombre d’une moue dubitative, avant de sombrer dans une réflexion solitaire. Il n’avait rencontré Eckley qu’une seule fois, en compagnie de Bernie, et même après la mort de ce dernier, il n’eût aucune nouvelle du frère. Il savait juste que le concerné avait continué sa vie habituelle, le train-train lambda d’un individu lambda. Tout le contraire de son grand-frère, gloussa-t-il en silence. Ercole ne semblait pas avoir particulièrement envie de converser, ce que contredisait sa présence même, alors Frank laissa son regard absent dériver dans le vague, suivi de près par son esprit vagabond, alimenté par les plusieurs verres d’alcool ingurgités.
Cela faisait maintenant des années que Bernie Grapes, le grand et l’illuminé, le fou et le mégalo, Bernard Strocchia, avait été refroidi. Exécuté par Franck « Leather » Cagliani et ses hommes, dans une des enseignes qu’il tenait. Même dans sa mort, il avait réussi à emmerder son monde. Paranoïaque depuis toujours, cet homme, qui s’était longtemps imaginé fils de Dieu, avait pressenti la menace avant que Richie DeGrazia, un des assassins, ne surgisse de la cuisine. Comme si ce genre de sale type avait droit à une chance de s’en tirer avant que la mort ne vienne frapper à sa porte. Il avait dégainé son flingue sans hésiter après avoir entendu une sonnerie de portable qui provenait de l’arrière-salle, et une fusillade épique se déclenchait. Le Grapes s’agitait dans tous les sens, tel un capitaine de vaisseau pirate luttant contre vents et marées alors que son navire coule et se fait aborder. A force de jurons vengeurs et vindicatifs, doublés d’appuis frénétiques sur la gâchette de son flingue, il survécut au moins une bonne minute, et réussit même à descendre un second tueur qui était apparu à l’étage. Dans son dernier souffle, avant de prendre une ultime balle dans le buffet, il réussit à les maudire, tous autant qu’ils étaient. « BERNIE GRAPES VOUS AURA UN JOUR ». Puis il s’est écroulé, magnifiquement, comme s’il avait répété le geste des centaines de fois. Il avait un don certain pour les effets dramatiques. Aujourd’hui encore, dans les rues de Delfino Street jusqu’à Marina, en passant par le tristement célèbre Speakeasy, certains, rares, parlent encore à voix basse de sa légende, et de la malédiction que Grapes aurait jetée sur la famille dirigeante. Beaucoup de balivernes, globalement, car légendes sont les légendes… mais la mémoire du bonhomme persiste. C’est tout ce qu’il aurait souhaité, tout ce dont il rêvait – des rêves de postérité et de grandeur, il voulait qu’on se souvienne de lui. Comme d’un tyran, ou comme d’un leader charismatique ; comme d’un sacré chieur ou d’un type sympathique ; peu lui importait, tant que son nom était murmuré.
Richie DeGrazia, avait d’ailleurs complètement disparu depuis, avant de repointer son museau un beau jour en ville. A moitié fou, il hurlait des paroles insensées, menaçaient certains wiseguys. Dans la journée-même de son retour, Martin « Marty Bumps » Bempascuito, et certains associés, s’en débarrassèrent rapidement, sur l’ordre de Mike Galeazzi.
-Tu ressasses de vieux souvenirs, Frank ?
-Je portais un toast silencieux à ton frangin disparu, Eckley. Que Dieu ait son âme, dit-il, levant à peine son verre vide.
-Dieu ? Je connaissais mon frère, il aurait préféré aller un enfer, rien que pour le style.
Frank Ruggiero s’éprit, bien malgré lui, d’un fou rire approbatif. Oui, c’était bien le genre de Bernie Grapes.
-J’aimerais te dire que tu n’as pas changé depuis notre première rencontre, mais… j’ai une impression contraire.
-Les temps changent, et moi aussi je finis par me transformer.
-Personne n’est à l’abri, Frankie. On doit s’adapter, faire avec.
-Tu as quitté l’usine pour faire de la philosophie, Eckie ?
-Rien ne m’empêche de faire les deux, si ? répliqua Ercole avec un sourire malicieux, et des yeux pétillants d’une sagesse étonnante. C’est la seule façon pour un ouvrier comme moi de ne pas tomber dans la déshumanisation, de pas me laisser dévorer par ce tapis roulant qui voudrait régir la vie d’un travailleur à la chaîne. Et puis, j’approche de la retraite, Frank.
-Tu commences à te faire vieux pour ce boulot, tu ne devrais pas déjà y être, à la retraite ?
Frank sentit que sa question gêna légèrement son interlocuteur, qui se rembrunit un peu, sans toutefois baisser sa garde.
-Nous vivons des temps de crise, Frank, c’est difficile de mettre du pain sur la table au quotidien. Janine ne travaille pas, elle est trop occupée par nos trois enfants, alors, je dois bosser dur.
Le vieil homme en face hocha imperceptiblement la tête, commençant à se demander si Eckley n’était pas venu le voir pour lui mander de l’argent. Ce dernier poursuivit :
-Enfin, j’imagine que ce n’est pas la crise pour tout le monde, toi, tu t’en sors bien pas vrai, hein ?
-Aucun problème sur le plan financier, on peut dire ça.
-« Souvent le bon souffre, alors que le mauvais prospère… », cita Ercole.
-Non, Eckie. Tout le monde souffre.
Eckley, les yeux plissés, fixa Frank un bon moment, avant d’acquiescer sincèrement.
-Oui, tu dois avoir raison. Je ne vais pas t’embêter plus longtemps, je voulais juste te revoir une dernière fois avant de mourir.
-Si tu as quelque chose à me demander, fais-le. Je ne t’ai pas vu après la disparition de Bernie. Tu connais les traditions, j’aurais veillé à ce que toi et ta famille disposiez d’un pécule, de quoi vivre.
-Je ne suis pas là pour faire l’aumône, et sans vouloir te manquer de respect, je ne veux pas de ton argent. Je suis trop fier pour l’accepter, et je pense que tu peux le comprendre.
-Tu as parlé de mourir.
-Oui.
-Alors parle, je suis disposé à t’écouter.
Ercole disposa ses coudes sur la table, dardant sur Frank un regard des plus graves. Ruggiero sût qu’il allait enfin évoquer la véritable raison de sa visite.
-Je ne t’ai jamais rien demandé, Frank. Aujourd’hui, j’ai besoin de ton aide, la tienne, pas celle de tes gros bras ou de tes pions. Bernie avait beaucoup d’ennemis, même dans sa mort. Certains ont ressurgi il y a peu du passé. Ils m’en veulent à moi pour ce que mon frère leur a fait. Ils profitent des tords qu’il a pu leur faire pour me mettre la pression, et me faire cracher le peu de richesse que je détiens. Ils sont motivés, drogués aussi, et assez fous pour aller au bout des promesses de mort qu’ils m’ont faîtes, à moi et ma famille. En souvenir de Bernie Grapes, je te demande si tu peux t’occuper d’eux, personnellement. Jure-le-moi sur ton honneur, dans le cas où tu accepterais… ou alors, laisse-moi crever. Tu as évoqué les traditions… je m’y confère. Je n’ai jamais rien demandé à vous autres, Frank, il s’agit là d’une exception.
Pendant qu’Ercole faisait sa demande surprenante, Frank s’était resservi à boire.
-Continue, lui intima-t-il.
-J’ai réussi à me renseigner… je sais où cette bande de loubards se terre, à s’injecter des saloperies et sniffer leur merde. Ce sont des motards, mais ils n’appartiennent à aucun chapitre ou groupe particulier. Juste une bande isolée, des merdeux inconscients et imprévisibles, avec des armes et rien à perdre.
-Et tu veux que je m’en occupe, moi, seul ?
-Je sais ce que tu penses. Quel intérêt aurais-je à te piéger ? Ce que je te demande est particulier, mais si je le demande, c’est surtout par symbolique. Quelqu’un pourrait me faire chanter pour t’envoyer là-dedans, mais qui dans ce monde pourrait espérer que tu marches et te lances inconsciemment dans la gueule du loup ? C’est improbable, complètement impensable que tu acceptes ma proposition. C’est pour cela que je te la fais, car il est tellement inimaginable que tu acceptes… que cela en fait une raison pour toi de m’accorder ce service.
-Mon frère n’est pas aussi loquace que moi, mais c’est un type bien.
-Tu veux dire que je ne suis pas aussi cinglé que toi, Bernie !
-Je suis peut-être fou, c’est vrai. Mais qu’est-ce que devient un homme s’il n’a pas ce brin de folie ? C’est simple, il finit comme tous les autres. Les hommes qui réussissent sont ceux qui ont été assez fous pour croire en leurs rêves.
-Les mégalos finissent toujours tragiquement, Bernie, nota Frank.
Alors, à cet instant précis, Bernie Strocchia couva Frank Ruggiero d’un regard sincère et lucide que ce dernier n’oublia jamais. En remontant dans ses souvenirs, Frank se rendit compte que c’était la seule fois qu’il avait sans doute vu au-delà du rôle grandiloquent et théâtral que Grapes semblait interpréter au quotidien. Au-delà de cette apparence, il vit, une seule et unique fois, un homme plus sensé et plus amer qu’il n’y paraissait. Un homme qui comprenait sérieusement que tous ses rêves de démesure, et les chemins de dépravation qu’il empruntait pour y parvenir, ne lui apporteraient jamais aucun bonheur final.
-J’y compte bien Frank, j’y compte bien…
Cela remontait à vingt-ans en arrière, lorsqu’il avait rencontré le frère de Bernie. Frank caressa le volant de son véhicule, prenant un virage qui le mènerait aux docks. Là, il pourrait se ressourcer. Là, il serait seul, et tranquille. Là, il pourrait réfléchir à sa récente entrevue avec le frère Strocchia. Mais à peine se fût-il extirpé de la voiture qu’il reçût un appel anonyme sur son cellulaire, qui lui donnait un rendez-vous précis, le lendemain, même heure.
Un taxi l’attendait à l’endroit prévu, à l’intersection entre Main Street et Crimea Road. L’occupant du véhicule klaxonna à son attention, comme pour lui faire comprendre qu’il ne se trompait pas. Depuis le début, tout cela aurait pu être un piège, une sombre machination perpétrée à son encontre. Pourtant il avait continué, rejetant des années de précaution et de prudence extrême et grimpa à l’arrière de la voiture. Le chauffeur inclina sa tête chapeautée d’une casquette de baseball, en guise de salutation, suivi d’un sourire que perçut Frank à travers le rétroviseur central, un rictus grinçant qui lui était directement adressé. Il essaya tant bien que mal de cerner le visage de l’individu, mais ce dernier portait une paire de lunettes de soleil noires fumées, ce qui en disait assez sur sa tendance à la clandestinité.
-Salut, Frank.
Pas de réponse.
-Bah, on dirait que t’as pas changé d’un pouce.
-Rien ne change, répliqua Frank, se demandant s’il avait déjà rencontré l’homme assis en face de lui. En tout cas, ce dernier semblait le connaître, lui.
Le sourire du mystérieux conducteur s’élargit, alors qu’il faisait démarrer le véhicule.
Coincé au fond de la banquette arrière, Frank restait vigilant. Les doigts de sa main caressaient perpétuellement le manche de son flingue, planqué quelque part sous sa veste. Il remarqua à plusieurs reprises le conducteur s’en amuser et glousser discrètement dans son coin.
-Alors, tu ne me demandes pas où est-ce qu’on va ?
-Quel intérêt j’ai à t’adresser la parole.
-N’importe qui l’aurait fait, répondit l’homme en haussant les épaules.
Frank se retint de lui balancer qu’il n’était pas n’importe qui, trop blasé qu’il était par cette conversation qu’il jugeait futile.
-Je comprends, tu es trop important pour causer à un type dans mon genre, un simple chauffeur, ricana l’inconnu. Il manœuvra brusquement le volant, venant se garer grossièrement sur le trottoir. Il se tourna vers les sièges arrière, apostrophant Frank de ses yeux malicieux qu’on pouvait deviner par-delà les lunettes. Je suis la seule personne capable de vous mener là où vous devez aller. Je ne suis pas payé, je fais ça seulement pour le plaisir, ce qui me donne le droit de faire le difficile.
Frank grogna son ennui, réfléchissant à l’idée de dégainer son calibre et d’envoyer une balle dans le buffet de ce connard prétentieux.
-Je ne viens en aide qu’aux méritants, poursuivit le chauffeur. La question est : mérites-tu mon aide ?
-Je mérite l’enfer et la damnation. Mais j’ai fait une promesse, et j’entends bien la tenir, affirma Frank d’un ton ferme et sans détours, après avoir laissé filtrer quelques secondes de silence.
Son intriguant homologue le dévisagea un long moment. Sa langue tournait dans sa bouche, se pourléchait la dentition tout en faisant crisser ses gencives, ce qui agaça Frank au plus haut point, qui faillit perdre son allure imperturbable face à tant de grotesquerie. Après tout, cette histoire commençait progressivement à perdre tout le peu de sens qu’elle pouvait avoir à l’origine.
Le conducteur se retourna sur son siège, faisant redémarrer le véhicule. Peu après avoir repris la route, il lança par-dessus son épaule, à l’attention de son passager :
-Vous êtes conscients qu’il y a de forte chance que les mecs que vous allez trouver s’attendent à votre visite.
-Je suis quelqu’un de lucide et pragmatique. Il est rare que je fasse preuve d’inconscience, dit Ruggiero, sans noter le fait que le Chauffeur soit soudainement passé du tutoiement au vouvoiement.
-S’ils le savent, et que vous en êtes conscient… pourquoi y allez-vous ?
L’homme dardait sur Frank un regard très lucide et attentif, comme s’il cherchait à déceler de l’abandon dans les yeux du vieil homme.
-Parce que je n’ai pas le choix.
-C’est idiot. La vie est faîte de choix.
-J’ai fait une promesse, sur mon honneur.
-Et qu’est-ce qui peut pousser un homme à faire une telle promesse ?
-La stupidité n’est pas une réponse à écarter.
-Vous êtes stupide?
-Tous les hommes le sont, s’exprima Frank dans un soupir. Nous faisons tous de grands projets, projetons de vivre éternellement, de déplacer des montagnes. Mais nous mentons à nous même, car nous ne valons rien, et le monde ne changera jamais.
-Dans votre amertume, vous pensez être un cynique. Au fond, je pense que vous êtes un romantique, Frank. Car il n’y a qu’un romantique pour rester fidèle à sa parole, en dépit du monde dans lequel on vit.
Frank Ruggiero ne répondit pas, ne pouvant s’empêcher d’exalter un sourire usé.
Sur la route, ils traversèrent le quartier de Jefferson. Ils furent bloqués plusieurs minutes sur la chaussée, à attendre qu’une bande d’afros américains en aient fini de se menacer à coups de signes et insultes variées, pour se rendre compte qu’il bloquait totalement le trafic. Le soupir méprisant de Frank n’échappa pas au conducteur.
-Vous n’aimez pas les basanés, j’me trompe ?
- Noir, jaune, blanc… peu importe. Ils saignent tous rouge.
Le Chauffeur dût hocher la tête malgré lui. Quelques minutes plus tard, ils prirent la voie rapide vers Las Venturas et les patelins environnants. Frank doutait fort qu’il s’agisse d’une virée au casino.
Bientôt, ils ne tardèrent pas à pénétrer un petit village désertique, à proximité de Fort Carson devina Frank. Ils se garèrent sur le parking d’un motel pittoresque, juste en-dessous du grand panneau typique de ces établissements américains, dont les lettres « P A R A D S E L O S T » étaient inutilement allumées en plein jour. Frank prit le temps d’observer la structure de l’endroit, malgré le nuage de poussière épais qui s’était levé dans la région : il y avait un accueil d’indiqué tout à gauche de l’établissement, et depuis cette entrée s’étendait toutes les chambres du motel, alignées sur un unique rez-de-chaussée, pas d’étage. Frank doutait clairement qu’un quelconque client occupait une chambre en ce moment même. A vrai dire, il avait vu des motels pour fugitifs et tueurs à gage, et il en avait lui-même fréquenté un paquet dans sa profession d’antan, plus accueillants et fiables que celui qu’il avait en face de lui. Il finit par détourner les yeux, tombant nez à nez avec le Chauffeur qui le fixait intensément. Ce dernier sortit une montre à gousset d’une poche avant de sa veste en jean, lisant le cadran.
-18h10. Ils sont en train de baiser à l’heure qu’il est, affirma-t-il sans pouvoir, ni vouloir, cacher le dégoût que cette idée même lui inspirait. On va patienter cinq petites minutes. Le Chauffeur se retourna sur son siège sans attendre la réponse de Frank, qui de toute manière ne viendrait pas.
Bon, je sais que j’ai pas été très facile à vivre durant ce petit trajet mais… j’espérais qu’on deviendrait amis, qu’est-ce que vous en pensez ?
-Je n’ai pas d’amis, je n’en désire pas.
-Tu n’as pas toujours été comme ça, reprit son interlocuteur en faisant la gymnastique inverse de celle qu’il avait fait plus tôt, cette fois en passant du vouvoiement au tutoiement. Personne ne le peut, Frank, pas à ce point, pas si longtemps.
-Tout ce que je souhaite, c’est en finir.
-En finir avec quoi ? Cette histoire ? Ou en finir avec toute l’Histoire ? Tu veux mourir, Frank, c’est ça ? C’est la raison qui t’a menée ici, tu espères mourir glorieusement?
-Il n’y aucune gloire à mourir, tout le monde peut le faire. En revanche, il faut du cran pour vivre, cracha Frank.
- Que sais-tu de la vie, Frank ? Tu en connais un rayon sur la survie, c’est ta spécialité, tout ce que tu sais faire. Mais tu n’as aucune idée de la signification du mot «vivre », et tout ce que cela implique.
-Nom de Dieu, qui es-tu à la fin ? s’indigna Frank, maintenant certain qu’il y avait quelque chose qui clochait avec cet étrange conducteur.
-Les voilà, le coupa ce dernier.
En effet, à travers les volutes de poussière qui s’élevaient en tourbillonnant autour d’eux et du motel, ils pouvaient apercevoir un couple qui venait de s’extraire d’une des chambres. Les deux individus s’étaient dirigés vers le pallier de l’accueil, et s’y étaient littéralement figés. Frank se demanda à quoi devait rimer la vie de ces deux personnages à l’allure grossière et au comportement des plus étranges. Une vague de blasement l’assaillit, comme à chaque fois qu’il s’interrogeait sur le sort des gens banals et sans intérêt.
Le Chauffeur fit défiler sa fenêtre pour l’ouvrir. Il passe un bras par l’encadrement, et fit un geste dans leur direction, invitant Frank à aller les rejoindre, seul.
Le vieux renard ne se fit pas prier, quittant enfin ce véhicule dans lequel il avait passé les deux dernières heures. Il claqua la portière derrière lui, sans un mot ni un regard pour celui qui l’avait conduit jusqu’ici. Frank s’éloigna dans la brume électrique, se dirigeant à grands pas vers l’entrée du motel, pressé qu’il était d’en finir avec cette affaire. Les derniers mots que lui lança le Chauffeur résonnèrent à mesure qu’il approchait, pensait-il, de la conclusion de cet épisode étrange.
« -Tu viens d’un enfer de souffrance, Frank… et tu continues à marcher dans un monde de mort. »
Alors qu’il avançait progressivement vers l’entrée, il dût se couvrir le visage à plusieurs reprises, afin de parer les bouts de poussière qui l’assaillaient de toute part. C’était comme si la tempête s’était soudainement amplifiée à partir du moment où il avait quitté la voiture. De près, l’établissement lui paraissait encore plus misérable, et son allure générale avait quelque chose de terrifiant. Les deux hôtes n’enlevaient rien de lugubre à ce tableau, au contraire, ils ne faisaient qu’accentuer l’aura détestable qui se dégageait du lieu. Enfin, il arriva à leur hauteur, et se réfugia sous le porche sans y avoir été invité. L’homme, grand et carré, qui portait une moustache semblable à celle qu’avait arboré un célèbre dictateur nazi des années 30, accompagnait une épouse qui avait une mine terrible, et un brushing à vomir. Ces deux là toisaient Frank sans dire un mot. Parfois il lui sembla déceler quelques sourires en coin, mais il n’en était pas sûr, car même sous le porche, la visibilité était affectée par les résidus poussiéreux qui virevoltaient ça et là.
L’homme finit par déplier le grand calepin qu’il tenait sous le bras, et se munir du stylo intégré.
-Votre nom ? aboya-t-il à l’adresse de Frank.
-John Doe.
-Vous êtes le troisième John Doe qu’on reçoit cette année, ricana mielleusement la mégère, offrant à Frank le déplaisir de rencontrer son horrible dentition.
-C’est un nom très commun, en Amérique.
Le patron gloussa, avant d’utiliser le bout du stylo pour se curer la narine.
-Chambre 7. Vous allez devoir passer le reste de la soirée ici. Pour ce qui est de votre affaire… on vous renseignera dans la nuit, vers 4h du matin, se contredit-il.
-Pourquoi pas dès maintenant ?
-On ne fait que suivre les ordres, sembla s’excuser le patron.
-Les ordres de qui ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? interrogea Frank sur un ton insistant.
Le grand bonhomme haussa ses larges épaules, avant de prendre son épouse par la taille, tout deux repartant vers la salle de réception.
-Chambre 7, répétèrent-ils en cœur à l’attention de Frank, désormais seul sur le pallier de cet hôtel miteux, sans plus d’information sur la quête qu’il devait mener.
Allongé sur le lit grinçant qu’il avait déplacé afin qu’il ne soit pas exposé à d’éventuels tirs depuis les fenêtres de la chambre, Frank vérifiait et revérifiait les mécanismes de son Beretta M92, son revolver Colt posé tout près sur la commode. Le vieux tueur avait également bloqué la porte d’entrée en y plaçant une armoire. Il avait pris les précautions qu’il pouvait, en sachant que si des assassins déterminés voulaient sa peau, il restait vulnérable. Personne ne pouvait entrer, certes, mais lui ne pouvait pas sortir s’il le devait. On pouvait très bien le coincer comme un rat avec des tirs de lance-roquette, ou en utilisant d’autres types d’explosifs. Il y avait mille et une façon de se faire tuer, et même le plus prévoyant des hommes ne pouvait les prévenir toutes. Frank décida de fermer l’œil, et sombra dans un sommeil sans rêves.
Quelques heures plus tard, l’alarme qu’il avait programmé lui apprit qu’il était toujours en vie, ce qui ne lui fit ni chaud ni froid. Il n’avait pas été assassiné pendant qu’il dormait, apparemment il n’avait rien à craindre des gérants de ce motel. Ce qu’il devait faire, maintenant, était tout tracé : en finir avec les cibles désignées, cette violente bande de junkies. Il fût rapidement à la réception après s’être muni de tout son équipement et avoir laissé la chambre vide, patientant jusqu’à ce que le propriétaire daigne arriver à l’heure. Ce dernier débarqua brusquement de l’arrière-bureau armé d’un fusil de chasse 22 long rifle, que Frank reconnut au premier coup d’œil pour en avoir un similaire dans une de ses propriétés forestières de Red County. Cela faisait longtemps qu’il n’était pas parti à la chasse. Il avait l’habitude de traquer le cerf à ses heures perdues, depuis qu’il était arrivé à Los Santos, mais n’avait pas eu le temps de reprendre ce joyeux loisir dernièrement. Il allait de toute façon se rattraper très bientôt, car c’était une chasse à l’homme à laquelle il allait prendre part. Il commençait à comprendre pourquoi il avait accepté de rendre ce service lui-même à Eckley. C’était une opportunité pour Frank de pouvoir buter de la raclure. En plus de ça, c’était pour la bonne cause, histoire de changer radicalement les habitudes. Dès qu’il avait entrevu le canon en fer qui pointait le bout de son nez par l’encadrement de la porte, Frank avait déjà saisi le manche si réconfortant de son propre Colt, instinctivement sur le qui-vive. Le paysan trapu avait remarqué la posture du vieux tueur, et fit son possible pour lui montrer que l’affronter n’était pas dans ses intentions. Ruggiero semblait lui faire signifier d’un regard cynique que cette option serait de toute façon suicidaire.
-Je suis prêt à partir… l’êtes-vous ? interrogea-t-il sous sa moustache, d’une voix discordante, qui contrastait avec son gros gabarit et sa masse imposante.
-Cela fait une demi-heure que je le suis, répondit calmement Frank, sans se départir de son air blasé, pressé qu’il était d’aller faire couler le sang. En tout cas, c’est ce qu’il se disait, pensant que cette escapade lui permettrait de se sentir vivant et d’exulter ses pulsions, se relâcher ; sentir cette excitation morbide liée au pouvoir qu’on ressent lorsqu’on ôte la vie.
-En route, dans ce cas. Nous avons une heure de marche, plus ou moins.
-De marche ?
-Ouais, si on prend la bagnole, le bruit risquerait de les alerter. Vous savez, y’a rien ici. Là où ils sont, on entendrait une mouche péter à trois kilomètres.
Frank n’apprécia pas particulièrement la métaphore, mais hocha la tête, faisant une moue compréhensive.
Ils se mirent donc en chemin, sans faire plus de fioriture, marchant côte à côté dans la nuit encore ténébreuse vers les grands pics rocheux orangés qu’on pouvait apercevoir d’une longue distance. Pendant presque une demi-heure ils suivirent un chemin déconnecté des routes normales, sorte de petit sentier inégal qui, semblait-il, allait les mener tout droit vers leur objectif. Finalement, ils ne tardèrent pas à quitter le sentier, pour s’engouffrer plus profondément encore dans l’étendue désertique. Les deux hommes silencieux marchaient d’un pas égal. Autour d’eux se dressaient de plus en plus de structures rocheuses, à mesure qu’ils avançaient dans leur périple. Bien qu’ils n’avaient échangé aucune parole depuis le début, Frank sentit la nervosité de son camarade. Il avait peur, et son cœur devait être plein de doutes. Parfois il resserrait l’emprise qu’il avait sur son fusil, mais ses deux mains tremblaient comme des feuilles sous une brise automnale. Frank se demanda qu’est-ce qui pouvait pousser cet homme à le suivre dans cette sombre tragédie qui se profilait à l’horizon. Il haussa les épaules pour lui-même après y avoir réfléchi quelques minutes, pour en conclure que les motivations de cet homme ne l’importaient guère.
-Vous… vous avez réussi à dormir, avant qu’on y aille, vous ? demanda le bonhomme soudainement. Frank s’interrogea momentanément sur ce qui avait poussé si brusquement son interlocuteur à vouloir faire la conversation. Tout allait pourtant si bien depuis le début, il n’avait pas eu à l’entendre, pire encore, à lui répondre. Il daigna tout de même hocher la tête, imperceptiblement.
-Seuls les vieux soldats arrivent à dormir avant la bataille.
Son interlocuteur déglutit, opinant sa grosse tête plusieurs fois, assez nerveusement. Il fit signe à Frank de s’arrêter quelques mètres plus loin, désignant une colline qui s’étalait à quelques pas de leur position.
-Après cette colline, nous y serons presque… la grotte est toute proche, précisa-t-il dans un souffle.
Le vieil homme tira d’un geste mécanique son Beretta d’une de ses poches internes, procédant au chargement de cette même arme.
-Pourquoi recharger maintenant ? l’interrogea son compagnon, avec des gros yeux.
-L’habitude.
Son expression était dure, ses yeux sombres semblaient froids et défiants.
Il fixa intensément la colline, sans ciller, comme s’il était en train de deviner ce qu’il y avait au-delà. Tout comme il semblait imaginer les évènements qui allaient se dérouler une fois qu’il aurait franchi ce cap. Il savait ce qui allait se passer. Pas exactement, pas dans les détails, bien sûr. Frank n’était pas un devin. Mais il y avait un mot pour définir ce futur proche. Ce qui allait arriver serait définitivement tragique, pensa Frank. Impossible qu’il en soit autrement, il avait trop l’expérience de ce genre de situation.
Il regarda une dernière fois l’homme fébrile et transi par la peur qui se tenait à ses côtés. Il sentit que cet homme était au dernier endroit sur Terre où il souhaitait se trouver. Tout le contraire de Frank, qui sentit un frisson agréable lui parcourir l’échine, pour se propager à son corps tout entier, jusqu’aux articulations de ses doigts. Il accueillit cette sensation bienvenue d’un soufflement soulagé.
-Vous pouvez partir, à présent. Vous avez rempli votre part.
Le bonhomme dévisagea l’incernable personnage qui venait de prononcer ces mots insensés. Qui au monde pouvait rejeter avec tant de désinvolture la seule aide qu’il avait avant d’aller affronter une dizaine de bandits armés et sans pitié ? Il crût lire un début de réponse dans les yeux vides de Frank. Peut-être que cet homme-là souhaitait mourir, après tout. Sans doute avait-il un vœu de mort.
-Si je vous laisse, vous serez à leur merci… Vous serez seul à…
-Je suis toujours seul, articula Frank dans un souffle.
Le vent glacé vint lui mordre le visage, mais il ignora la sensation.
-Bien… si c’est ce que vous voulez. Puisse Dieu vous couvrir de chance.
-Cela ne me ferait pas de mal.
Le gérant du motel gratifia Frank d’un geste respectueux de la main. Ce mouvement n’était pas anodin, c’était le salut militaire des Marines. Ruggiero lui rendit le même, connaissant ce dernier par cœur pour l’avoir pratiqué autrefois, il y a longtemps. Dans une autre vie, se laissa-t-il même à penser.
-Tous ceux qui errent ne sont pas perdus, sermonna curieusement l’homme à l’attention de Frank, avant d’acquiescer lui-même à ses propres paroles, et tourner les talons.
Frank entreprit de refermer les pans de son imperméable, pour se diriger seul vers la colline, sans un regard en arrière. Ses mouvements étaient mesurés, sa respiration contrôlée, les moindres signes de ses peurs refoulés. Son manteau noir se confondait avec les ombres de la nuit.
Le souffle du vent devint un sifflement, celui d’un serpent fantomatique. Un quartier se leva dans le ciel, celui d’une lune assassine. Les nuages glissèrent sur l’orbe lumineuse qui, l’espace d’un instant, jeta sa lueur blafarde sur le visage de Frank. Le vieil assassin continuait d’avancer, la détermination et le défi se lisant clairement sur sa figure. Après la colline, il marcha plus longtemps que prévu. Presque une heure après la séparation avec son acolyte de fortune, Frank commençait à croire que ce dernier lui avait menti sur la localisation de l’endroit. En plus de cela, l’aube commençait à se lever. Frank aurait voulu opérer dans l’obscurité des ténèbres, mais la lumière du jour ne l’empêcherait pas de commettre son massacre. Tout au plus serait-il forcé de porter ses lunettes de soleil, pensa-t-il dans un élan d’humour noir.
Et c’est enfin qu’il l’aperçut avec soulagement, son objectif final. Elle se tenait là, devant lui, innocente et inconsciente de la violence qui allait se déchaîner en son sein. Frank eût comme un regard de consolation en secouant la tête, comme s’il s’excusait auprès de la belle caverne pour le carnage qu’il allait perpétrer au nom d’intérêts humains si pathétiques. Qu’étaient les hommes et leurs motivations pour cette roche vieille de plusieurs siècles ? Rien de plus que des voyageurs perdus et ignorants, qui se croient conscients et lucides, alors qu’ils ne sont en réalité que des pantins biologiques.
Ses yeux étaient perdus dans le vague, et son visage avait une expression de tristesse infinie. Une tristesse sèche et sans larme, pratiquement indiscernable mais que l’on pouvait deviner dans ses traits faciaux. Il finit par lever les yeux vers le ciel.
Un étrange sentiment de calme le saisit. Le soleil brillait à travers un treillis de nuage. Il fit face à la grotte… aujourd’hui, il allait mourir, se disait-il. Aujourd’hui, il allait trouver la paix. Bizarrement, il se remémora un épisode de sa vie, sans arriver à le dater précisément dans sa mémoire. Il était dans une église, assis sur un banc. Le prêtre du lieu saint était la seule autre personne présente dans son souvenir, et il s’approchait à sa rencontre.
Frank avait levé les yeux pour croiser son regard, que l’homme de foi avait soutenu sans peine.
-Que Dieu vous bénisse, mon enfant, lui avait-il dit, sans surprise.
-Je n’en ai pas besoin, monsieur, avec tout le respect que je vous dois.
-Vous n’êtes pas croyant ? l’avait ensuite interrogé le prêtre. Mais il n’avait pas eu l’air étonné ni surpris, comme s’il s’y était attendu, comme s’il avait cerné au premier regard l’homme assis sur ce banc.
-Que j’ai ou non la foi n’empêchera pas le soleil de se lever, ni le feu d’éclairer la pénombre.
-Alors pourquoi êtes-vous venu aujourd’hui, et pourquoi avez-vous fait ce don important, en entrant ?
-J’aime vos sermons, prêtre.
Avant même de pénétrer à l’intérieur de ce qui ressemblait à une gigantesque cave, il avait senti l’odeur. Une odeur de mort. Il se tenait à l’entrée de la grotte, les pans de son manteau défaits, ses deux flingues fétiches brandis en avant, prêts à faire feu. Il se forçait outre-mesure à garder ses sens affûtés, ses réflexes aiguisés. Il faisait également tout son possible pour que ses yeux fatigués ne le trahissent pas, et accommodait sa rétine au maximum, ce qui usait ses nerfs progressivement. Très prudemment, à pas de loups, il pénétra à l’intérieur de la grotte, chacun de ses vieux muscles anticipant un potentiel ennemi, un probable guet-à-pant. Il faisait sombre dedans, mais pas assez pour que Frank ne voie les sept pauvres âmes fraîchement rendues à l’état cadavérique, toutes étalées dans leur sang aux quatre coins de l’endroit. Non, pas sept, huit en fin de compte. Au fond de la grotte, au détour d’un petit virage, il trouva empalé contre un pic sortant du mur le dernier des larrons, le visage blême exprimant l’horreur des conditions dans lesquelles il avait trépassé. Frank parvint à lire dans les yeux vides, mais pas vides de sens, qu’ils étaient tous morts dans la plus grande des peurs. L’effroi, l’épouvante, étaient largement lisibles dans leurs derniers traits pré-mortem. Il analysa les traces de pas dans le sol sablonneux, essayant tant bien que mal de retracer les évènements qui s’étaient déroulés dans ce lieu de perdition. Des empreintes caractéristiques, bien visibles, partaient de l’entrée et continuaient à être ostensibles de façon marquée jusqu’au dernier des cadavres. C’était comme si l’auteur de ces traces s’était déplacé calmement, froidement, tandis que les victimes, et cela se voyaient aux empreintes diffuses et en pagaille, avaient été littéralement prises de cours, et n’avaient pas su garder leur sang-froid. Un seul homme était donc derrière tout ça ?
-Non, c’est impossible, fit Frank, lui qui il y a seulement quelques minutes s’apprêtait à entrer dans la grotte et effectuer le même type de boucherie, seul.
Depuis le début, cette histoire avait été pleine d'ambiguïté, et d’éléments intrigants. Mais là, cela dépassait tout simplement l’entendement. C’était la première fois qu’on l’envoyait sur des cibles, et que ces dernières étaient mortes avant même qu’il n’arrive. Frank émit un grognement teinté d’ironie. Du début à la fin, tout cela ne devait être qu’une mise en scène, et lui un acteur. Ou plutôt un pion, se dit-il, non sans honte. Mais il haussa les épaules, car au fond il s’y était attendu. Depuis le début, il savait qu’il prenait des risques, et que cette affaire était plus qu’elle ne semblait paraître. Il l’avait accepté pour des raisons inconnues, car il voulait justement découvrir l’inconnu, avait souhaité avancer sans être certain de ce qui l’attendrait. Bientôt, il le saurait. Un bruit de moteur tout proche le tira de ses pensées. Un de ses flingues était déjà braqué vers l’entrée de la grotte, quand le véhicule semblait s’être arrêté. Frank, de là où il était, ne distinguait pas l’extérieur, et ne pût se fier qu’à ses oreilles pour écouter. Un claquement se fit entendre, celui d’une portière. Puis le crissement d’un objet lourd heurtant les petites pierres disséminées dans le sable. Il attendit quelques secondes, avant de commencer à approcher la sortie. Il remarqua qu’il avait passé plus de temps à l’intérieur de la cave qu’il ne le croyait. En effet, à mesure qu’il avançait vers la sortie, le soleil lui filtrait en pleine figure ses rayons aveuglants. Il dût abandonner l’usage d’une de ses armes, afin de pouvoir se servir d’un bras et se protéger du soleil. Au début, toute cette aura lumineuse lui avait paru menaçante, agressante, et dangereuse. A présent, alors qu’il sentait sa chaleur réconfortante, il la trouva accueillante, chaleureuse. La chaleur, comme celle de l’amour d’une mère. Un amour qu’il n’avait jamais connu. Frank ne le pensait pas consciemment, mais il le sentait sans pouvoir l’expliquer. Ce n’était pas réfléchi, mais viscéral. Lorsqu’il fût totalement sorti de l’obscurité de la grotte, la lumière se fit moins intrusive, moins présente, à mesure que la réalité de ses sens prenait le dessus. Il vit la voiture, et se rendit compte que ce n’était pas la première fois. Il avait voyagé récemment dans ce même véhicule. Tout s’éclaircit d’autant plus lorsqu’il discerna la silhouette mystérieuse d’un homme adossé contre le coffre, un bâton de sucette au coin de la bouche. Ce dernier élément rappela une des habitudes d’un de ses anciens compagnon d’arme… mais c’était il y a si longtemps. L’homme portait toujours sa casquette usée, et ses lunettes d’aviateurs. A quelques mètres de lui avait été ancré un bloc de pierre rectangulaire, marqué d’inscriptions. Une tombe, plus précisément, qui semblait avoir été arrachée de son emplacement initial, puis traînée jusqu’ici. D’où il était, Frank ne pouvait lire ce qu’il y avait d’écrit dessus. Sans qu’il puisse l’expliquer, cela titilla sa curiosité plus que nécessaire. Il avança lentement, son flingue braqué en direction de l’homme. Le Chauffeur, car il s’agissait bel et bien de lui, répondit à cette attitude d’un rire gras, la gorge déployée. Le vieux tueur sentait de la sueur perler sur son front alors qu’il pressait progressivement le pas. Un pas nerveux, trop nerveux, se rendit-il compte à sa propre stupeur. Etait-ce la chaleur de plomb qui le rendait aussi brusque ? Il s’arrêta un instant, faisant en sorte de reprendre le contrôle. Ses muscles, ses sens, ses émotions. Le contrôle de tout, le contrôle de soi.
« IN MEMORY
OF A PATRIOT
1950-197 »
OF A PATRIOT
1950-197 »
Le dernier chiffre de l’inscription sur la pierre était effacé. La présence de la tombe avait attiré sa curiosité, maintenant elle attisait la plus grande perplexité chez Frank. Il y avait une symbolique derrière tout ça, un signe qui lui était destiné. Il cligna les yeux d’énervement, avant de fixer sur le Chauffeur un regard colérique.
Ce dernier ne riait plus à présent, il avait pris un air grave. Se décollant de la paroi du véhicule contre laquelle il était appuyé, il s’avança quelque peu en direction de Frank, s’arrêtant à mi-chemin. Il souleva sa casquette, qu’il jeta dans le sable, à proximité du bloc de pierre tombale. Il était étonnamment bien plus âgé que Frank ne l’avait cru. En effet, sa casque avait dissimulé un crâne chauve, parsemé de quelques rares fils capillaires grisâtres. Il avait ôté une partie du masque qui cachait son identité, mais ses larges lunettes protégeaient encore sa clandestinité.
- Ces dix dernières années… tu n’as été qu’un fantôme, Frank. Un fantôme à la recherche d’un endroit pour mourir. A l’automne de ta vie, tu devrais rechercher la paix.
Celui à qui il s’adressait fit un geste dans sa direction, le mouvement menaçant d’un pistolet qui s’enclenchait, prêt à tirer.
-Je te poserais une dernière fois ma question… dis-moi qui tu es. Sinon, je te tuerais, ramasserais les clés, et roulerais dans ta voiture jusqu’à chez moi. Tout ce qui vient de se passer ne sera qu’un souvenir parmi tant d’autres, dont tu feras partie.
-Tu sous-estime l’impact des souvenirs. Les plus douloureux sont les plus dangereux, surtout lorsqu’ils ressurgissent d’un passé que l’on croyait oublié.
Le Chauffeur secoua mollement la tête, dévisageant intensément Frank. Même derrière ses lunettes, on pouvait deviner un sentiment de regret dans ses yeux.
-Pourquoi m’as-tu fais venir ici ? l’apostropha Frank. Pour assister à ta boucherie ? Dans quel but ? T’es-tu donné tant de mal pour que je voie cela, puis que je te tue ensuite ? grinça-t-il entre ses dents.
-Certains hommes naissent avec la tragédie dans le sang, répondit l’homme, ignorant les questions de Frank. Dis-moi, qu’est-ce que tu as pensé du boulot qui a été fait, là-dedans ?
Il désignait bien évidemment la grotte, et le théâtre morbide de corps inertes qui l’habitait.
-Un boulot de professionnels. Je doute qu’un homme ait pu faire cela seul, mentit Frank.
-Pourtant, c’est ce que tu t’apprêtais à faire.
-J’aurais pu le faire différemment. Celui qui a fait ça est entré de plein front, en prenant des risques inimaginables. Même s’il devait être très compétent, il avait une chance sur mille d’en ressortir vivant.
Le Chauffeur soupira amèrement, commençant à marcher en cercle autour de Frank, d’un pas lent. Les mains derrière le dos, le menton relevé, il semblait réfléchir à quoi dire.
-Réfléchis à ta vie passée, peut-être trouveras-tu certaines réponses. Certaines, seulement, car la vérité totale nous est inaccessible. Parfois, il faut savoir garder un œil sur le rétroviseur, observer ce qu’il y a derrière nous, ce qu’on laisse dans notre sillage, philosopha le Chauffeur.
-Le passé est un pays qui m’est étranger, rétorqua Frank. Il avait fini par baisser son arme, mais restait prêt à l’éventualité qu’il doive l’utiliser si nécessaire.
-Oui, sans doute, mais il est envahissant, même pour toi. Il fut pris de gloussements nerveux, levant les yeux vers Frank. Ce dernier décela de l’absurdité dans son air. Puis il recommença à parler.
Les gars dans ton genre, Frank, ils avancent dans la vie très fatigués, voire épuisés. Ce ne sont peut-être que des spectres, des rêveurs angoissés qui ne savent plus très bien ce qu’ils disent. Faut-il écouter ce qu’ils ont à raconter ? Ce que toi, tu as à raconter ? Si on n’y fait pas gaffe, on peut croire que tu es doté d’une certaine sagesse. Mais peut-être qu’au fond, tu délires complètement ? Tu as toujours été un fanatique, Frank. Pas un fou furieux qui part au quart de tour comme beaucoup, non… Pourtant tu as beaucoup plus de haine, et de colère en toi que ces types-là. Une colère froide, une rage maîtrisée, complètement enfouie à l’intérieur, dissimulée dans les sombres recoins de tes entrailles. Qu’est-ce qui t’a mené ici, d’après toi ?
-La curiosité, et l’ennui.
Son interlocuteur haussa les épaules, l’air d’approuver. Un sourire en coin moqueur jaillit sur son visage.
-Tu savais très bien que cela pourrait te mener droit en enfer…
Frank cligna des yeux, comme pour acquiescer. Alors, le Chauffeur poursuivit.
-Mais quel meilleur endroit pour les gens comme nous ? C’est notre seul foyer. Notre paradis, et notre enfer.
Enfin, il se départit des lunettes qui masquaient une partie de son visage, dévoilant sa vraie nature. Il portait un cache-œil en tissu à l'emplacement de son oeil droit perdu. La paire de lunettes rejoignit rapidement la casquette, au pied de la tombe.
A présent, l’homme qui s’était illustré comme le chauffeur de Frank depuis le début, l’observait avec un maigre sourire sincère.
L’air lui était vaguement familier. Mais cela remontait à trop longtemps pour que Frank puisse même imaginer faire le rapprochement.
D’un geste soudain et imprévisible, l’étrange personnage monta sa main droite au niveau de son front, exécutant un salut militaire des plus solennels. Il le maintint ainsi de très longues secondes. Le geste était symboliquement puissant et sincère, comme si la vie de cet ancien soldat dépendait de la bonne exécution du mouvement. Ses yeux étaient grands ouverts, et tout son corps semblait, de façon puissante et sincère, prouver la loyauté qui émanait de sa posture. La loyauté, c’est ce qui vint heurter l’esprit de Frank. Plus encore que la loyauté… une forme de patriotisme. Sa mâchoire commença à tomber, mais ce n’était que le début. Il divagua son regard vers la tombe et ses premières lettres. Le geste, déjà perpétré par l’homme du motel, et maintenant par ce curieux chauffeur, la tombe et son inscription… le brouillard sur ses interrogations commençait à se lever, ses doutes se dissiper. L’homme qu’il avait en face de lui avait eu raison. S’il voulait des réponses, il devait jeter un œil au rétroviseur. Quarante ans en arrière, c’était il y a bien trop longtemps. Une autre vie. Quarante ans en arrière, dans les années 1970.
« 197 »
Alors, il commença à comprendre, mais ce fût à contre-coeur tant cela paraissait absurde.
Il croisa le regard du fantôme qui se tenait devant lui, vestige d’une époque antérieure qu’il pensait oubliée. Ce spectre surgi du passé gardait inlassablement la même position, comme s’il attendait que Frank le reconnaisse ouvertement. Mais il n’en était pas capable, ce n’était pas…
-Non, c’est impossible… souffla Frank, puisant dans ses dernières forces pour ne pas tomber à genoux. G..gg..
-Gary Fox, acheva ce dernier, articulant les mots que Frank Ruggiero était incapable de prononcer.
Dernière édition par Frank Ruggiero le Dim 2 Fév - 11:59, édité 11 fois
Frank Ruggiero- Messages : 7023
Date d'inscription : 08/05/2011
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Ah, merci, c'est bien mieux comme ça, J'AVAIS RAISON DEPUIS LE DÉBUT. (comme d'hab).
Peter Filkowski- Messages : 9546
Date d'inscription : 29/01/2011
Ancien Prenom_Nom : La scoumoune
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Pas mal du tout Frank.
Joseph_LaManna- Messages : 3966
Date d'inscription : 24/05/2011
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
j'ai mis du temps a lire tout le paquet mais c'est très bien écrit, la suite big boss.
Neil McCauley- Messages : 3391
Date d'inscription : 07/09/2011
Ancien Prenom_Nom : Giacky/Sergio
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Très bien fait. En attendant le 2eme chapitre.
Eugene Scali- Messages : 1503
Date d'inscription : 08/05/2010
Age : 29
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Serieusement, sans pompage. Super bien fait (j'adore la vidéo )
Ron Lesser- Messages : 647
Date d'inscription : 13/06/2011
Joseph Caiazzo- Messages : 1217
Date d'inscription : 17/06/2008
Age : 31
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Le background est énorme, bien joué, j'ai bien aimé.
Michael Partlow- Messages : 4040
Date d'inscription : 12/08/2011
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Bravo frank, c'est le deuxième BG, non?
Manuel Galvez- Messages : 2833
Date d'inscription : 29/07/2009
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
-Jaoquin Donelly a écrit:Bravo frank, c'est le deuxième BG, non?
Un sur la Ruggiero Mob et celui-ci sur lui-même.
Bien!
Sally Caruso- Messages : 4557
Date d'inscription : 21/05/2010
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
J'adore , j'ai hâte de lire le deuxième chapitre pour ma part.
Gabriel Anzilutti- Messages : 828
Date d'inscription : 21/08/2011
Ancien Prenom_Nom : Alighieri
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Bravo mon vieux, vivement la suite !
Gabriel Martinozzi- Messages : 1355
Date d'inscription : 11/03/2011
Ancien Prenom_Nom : Ferri - Bobby
Jonathan Lawless- Messages : 5030
Date d'inscription : 23/06/2011
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Bien vu , c'est assez plaisant et original.
Quincy [LEAVE]- Messages : 404
Date d'inscription : 05/08/2011
Ancien Prenom_Nom : Quincy_TheLegend.
- Changement Compte -- Messages : 72
Date d'inscription : 27/10/2011
Ancien Prenom_Nom : Lynel Thompson
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Putain, beau background, sa doit être le premier que je lit entièrement sur ce serveur, good!
Gary Macchiali- Messages : 656
Date d'inscription : 30/10/2011
Ancien Prenom_Nom : Mazza
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Où ce trouve le bouton pour s'abonner ? Non je rigole, vraiment j'ai pris un plaisir fou à le lire, malgré certains mots qui ne sont points employer par moi donc inconnu.
Edward Heldwey- Messages : 2359
Date d'inscription : 25/09/2011
Age : 27
Ancien Prenom_Nom : GREANEY/LOMBARDO
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Merci pour les commentaires.
Mise en ligne du chapitre II.
Mise en ligne du chapitre II.
Frank Ruggiero- Messages : 7023
Date d'inscription : 08/05/2011
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Excellent le chapitre II, et la façon dont c'est rédigé ça te donne vraiment envie de continuer à lire.
Jonathan Lawless- Messages : 5030
Date d'inscription : 23/06/2011
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Vraiment bien, j'attends la suite, alors au boulot !
Gabriel Martinozzi- Messages : 1355
Date d'inscription : 11/03/2011
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Feech Capizzano- Messages : 840
Date d'inscription : 21/01/2011
Ancien Prenom_Nom : Lucky-Vicky-Batts,etc.
Re: Frank Ruggiero: A road to perdition. [AWARDS #1] CHAP.8: DEATH WISH
Beau boulot, je vais suivre l'évolution.
Peter Filkowski- Messages : 9546
Date d'inscription : 29/01/2011
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